Un Codir façon corrida, c’est si courant (extrait)

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Par Frédéric Adam Publié le 4 juillet 2021 à 5h05
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@shutter - © Economie Matin

9 mai 2019. Steve Pinaud, taureau malgré lui (extrait de roman)

Nous sommes en mai. Le jeudi neuf. Nous avons fermé la production pour la fin de la semaine, notre capacité commence à largement dépasser la demande, c’est mauvais signe. J’ai cependant invité à mon comité de direction de ne pas faire le pont. Il fait moins de dix degrés ce matin, avec un vent fort qui glace les corps et engourdit les coeurs. Ma grand-mère maternelle nous disait toujours de nous méfier des gelées du mois de mai. Je crois que j’ai identifié le dicton : « À la sainte Glace, le patron perd sa place. »

Voilà six mois que je tente de reprendre la main sur la boîte, de conserver les traditions, de comprendre l’histoire, tout en essayant d’imposer mon style et mes convictions. J’ai vraiment du mal.

Hier soir, j’ai trouvé une lettre sur mon bureau, signée de l’ensemble de mon comité de direction. J’en reproduis le meilleur passage, celui qui me découpe au hachoir à légumes : « […] Steve, ta volonté de transformation des pratiques de l’entreprise familiale s’avère inadaptée à notre culture. Elle s'apparente […] à du harcèlement, surtout vis-à-vis de Claire De Chambord. […] Aussi, nous te demandons expressément de réfléchir à un nouveau mode de gouvernance… Nous en profitons évidemment pour te souhaiter tout le courage dont tu as besoin pour assister Fernand dans son combat contre la
maladie
 ».

Pour la première fois de ma vie, j’ai avalé deux verres de whisky cul sec, puis je me suis couché à huit heures en pleurnichant comme un gosse dans mon lit. Venant de mon comité de direction, je ne suis pas étonné de la forme : après tout, c’est un peu comme cela que Fernand faisait avec eux, pourquoi useraient-ils de moyens différents ? Tout de même, évoquer l’idée que je puisse harceler Claire en dit long sur leur incapacité à comprendre ce qui se passe
pour nous actuellement. Je dois toutefois reconnaître leur point de vue : dans mon envie légitime de transformer en urgence cette vieille maison, je n’ai pas réservé la place qu’il aurait fallu à l’écoute de leurs besoins. Je n’ai pas accordé assez d’attention à la part de « non changement » qu’il est nécessaire d’intégrer à tout changement. Bref, ils ont peur. C’est leur façon de le faire savoir. Pour autant, cette lettre ne change pas vraiment le fond de ce que je m’apprête à leur dire.

Je m’installe à présent à notre table de réunion. J’ai réglé le sujet de la symbolique de la place de chacun en troquant il y a trois mois la table rectangulaire massive du bureau de mon père pour une table ronde, avec des chaises achetées à Ikea Lyon. Jusqu’à maintenant, je n’avais pas fait attention au nom du modèle suédois, Sovkipeu. J’aurais dû le lire en phonétique, cela m’aurait évité des surprises.

Ils sont tous là. Seul Antoine ose me regarder avec un air où je devine autant de détermination que de gêne. Cécile se cache piteusement derrière son portable sur lequel elle pianote fébrilement. Emmanuel, noeud papillon coloré comme à l’ordinaire, se cure les ongles avec un morceau de trombone. Claire, pour sa part, est totalement muette. Elle est livide. On dirait un marcheur blanc de la série Game of Thrones. Un marcheur blanc avec une jupe noire.

Je me lance. J’ai la gorge sèche. Je sens une espèce de raideur m’envahir. J’ai peur, évidemment, mais je suis aussi porté par l’envie profonde de sauver cette boîte.

— Tout d’abord, merci pour votre compassion envers Fernand. Il va mieux. Il supporte beaucoup mieux sa nouvelle chimiothérapie, qui semble prometteuse. Vous ne lui manquez pas – quelques sourires. Il pense beaucoup à son métier : à la plus grande joie du personnel, il passe son temps à griffonner des paires de chaussures féminines sur des dizaines de feuilles Canson que l’on affiche ensuite au mur de sa chambre. Vous savez que c’est ce talent-là qui a fait de Pinaud la société qu’on connaît. Celle qui vous fait vivre.

Je n’avais pas prévu cette dernière phrase, mais cela me soulage un peu de le dire… Cela permet de rappeler à chacun d’où vient son salaire de fin de mois. Ils sont tous éveillés maintenant. Chacun m’écoute avec attention. Ils s’attendent sans doute à ce que j’annonce que je jette l’éponge ? Ou bien, que sais-je, ils rêvent que Fernand revienne ? Avec son pyjama à usage unique, en traînant son chariot à perfusion ? Pour quoi faire ? Pour qu’il continue à faire toujours plus de la même chose ? Quel paradoxe !

Nous mettons beaucoup d’énergie à fustiger le système dans lequel nous évoluons. Puis, au moindre premier changement, nous réclamons l’ancien. D’après ce que j’ai entendu dire, un récent sondage a révélé que pour 70% des Russes, « Staline a eu un impact positif sur la Russie ». C’est incroyable d’imaginer que le dictateur puisse être vu comme un leader de la justice sociale. Le point, c’est que les quinze à vingt millions de morts sous son règne ne sont pas là pour voter.

Je reprends une grande respiration. Je me connecte à l’idée qu’il n’y a rien de personnel dans les résistances de mes équipes. C’est compliqué, mais cela me remet en confiance. Je souffle :

— Tout d’abord, je voudrais vous remercier pour votre sincérité. Évidemment, nous aurions pu en parler de vive voix plutôt que par écrit, mais je constate avec satisfaction que, pour un même objectif, vous êtes capables de mener des projets en commun.

Je crois que je viens de marquer des points. Je vois Cécile qui rougit en regardant Lepiqueux. Claire lève les yeux en implorant silencieusement mon pardon.

— J’ai plusieurs choses à vous dire. Il faut que l’on se parle franchement, dans cette société. Tout d’abord, je voudrais vous présenter mes excuses.

Je me tais : la puissance du silence. J’ai toute leur attention, maintenant.

— Les circonstances ont fait que je n’ai pas pris le temps nécessaire de bien comprendre votre métier, vos difficultés, vos besoins propres. Ma passion et mon envie de créer un collectif fort autour d’une entreprise qui m’est chère font que je me suis à coup sûr montré maladroit dans la façon de conduire les
changements dans cette entreprise…

Ils sont bouche bée. De toute façon, un chef d’entreprise sincère, ça captive. Surtout un chef d’entreprise qui s’excuse. Pour eux, c’est aussi insolite qu’une victoire de la France dans un tournoi international de cricket.

— Je voudrais particulièrement m’excuser auprès de toi, Claire. J’ai conscience que je t’ai énormément sollicitée. La gestion des hommes étant, de mon point de vue, le coeur du changement, j’avais besoin de ton expertise, mais j’ai involontairement surestimé ta capacité à tout mener de front.

J’ai été indéniablement centré sur mes enjeux, sans envisager tout ce qui pouvait se passer pour toi !

Claire a porté sa main sur un cou rougi par l’émotion. Elle fait non de la tête, murmurant un « tout va bien… c’est normal ».

Elle s’agite dans tous les sens sur sa chaise, très mal à l’aise. Je devine qu’elle a dû se faire embarquer par la troupe dans cette histoire de harcèlement qui la dépasse. Je poursuis avec le coeur :

Vous le savez, la situation de notre maison est extrêmement préoccupante… Le chiffre d’affaires s’effondre depuis des mois, voire des années. Notre renommée nous maintient péniblement à flot, mais, un à un, nos clients historiques nous quittent. Ce que vous ne savez pas, c’est que la situation de notre trésorerie est catastrophique. Nos banques nous ont presque toutes officiellement lâchés. Par souci de transparence, je vous informe que j’ai engagé l’ensemble de mes économies en compte courant pour poursuivre l’aventure. Je viens de balancer quatre uppercuts. Le Mohamed Ali de Romans-sur-Isère.

Je pense qu’ils ne s’attendaient pas du tout à cette façon d’agir de ma part. On les protège depuis des années en leur donnant la moitié des infos, du coup, on les empêche d’avoir une vraie compréhension de ce qu’il se passe pour eux. Ils sont là, hagards, sans doute honteux. Ils me font presque de la peine.

— Je mets tout ce que j’ai dans cette boîte. Non seulement parce que cette boîte a été fondée par ma famille, mais aussi parce que j’ai la responsabilité de l’emploi de cent cinquantehuit salariés qui comptent sur moi. Ils comptent sur moi autant que sur vous. Nous avons une mine d’or entre les mains… Je déglutis. Je suis vraiment sincère. Tous me regardent maintenant, peut-être s’attendent-ils à me voir éclater en sanglots. Je poursuis.

Nous avons un savoir-faire de presque un siècle, un outil de production en France qui nous rend aussi agiles que réactifs ! Mon père nous a laissé des centaines de croquis de modèles homme et femme, qu’il nous appartient d’exploiter au mieux. Je mets toutes mes tripes sur la table parce que j’y crois !

Ceci est un extrait du roman « Mon boss veut tout changer, pas moi  » écrit par Frédéric Adam paru aux Éditions Books on Demand (ISBN-10 ‏ : ‎ 2810620601, ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2810620609). Prix : 21 euros. Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation de l'auteur.

« Mon boss veut tout changer, pas moi » de Frédéric Adam

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Après quinze ans d’expérience en qualité de directeur général, Frédéric Adam est aujourd’hui coach professionnel. Il accompagne les dirigeants et les équipes des entreprises familiales dans leur transformation, avec humour, lucidité et efficacité. Son credo : "Il n’y a pas de mauvais talents dans les entreprises, il y seulement des talents mal employés". Avec la publication de son premier roman, Frédéric Adam propose des conférences sur le thème du changement en entreprise.

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