Ça ressemblait à un baroud d’honneur. Il y a trois semaines, Suez, face aux ambitions de Veolia qui souhaitait racheter les parts d’Engie et prendre ainsi le contrôle de son rival historique, annonçait la création d’une fondation de droit néerlandais pour accueillir son pôle Eau France, dont les actifs devenaient, de fait, inaliénables pendant quatre ans. « Un coup fourré ! », pour Antoine Frérot, PDG de Veolia. Une réponse à la hauteur de l’agression, selon Bertrand Camus, DG de Suez : « L’offre (de Veolia) est en réalité inacceptable. Sur le fond, ce projet consiste à démanteler Suez. »
Le 23 septembre, devant la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, les deux dirigeants affichaient leur opposition frontale. Deux jours plus tard, Bruno le Maire tentait à son tour la conciliation en conviant les deux protagonistes à Bercy. Antoine Frérot déclinait l’invitation : la possibilité d’un accord pacifique, souhaité par l’État, s’éloignait hors de vue. Campés sur leurs positions, les deux groupes restaient irréconciliables. Antoine Frérot réaffirmait sa détermination à contourner les obstacles et qualifiait la création de la Fondation Suez de « dernière manoeuvre un peu pitoyable de désertion et de transfert à l'étranger de l'activité Eau France. »
Dans le même temps, Suez, à la recherche de cash pour contrer Veolia, accélérait ses cessions : mi-septembre, le groupe annonçait délaisser ses activités de recyclage et valorisation au profit de PreZero dans quatre pays d’Europe continentale. Près de 8000 salariés étaient directement concernés par l’accord conclu pour un montant supérieur au milliard d’euros. Dans la foulée, l’activité en Suède, près de 1000 emplois, était elle aussi cédée au groupe allemand Schwarz (Lidl), qui multiplie avec succès ses relais de croissance dans le secteur.
Mais, pour Suez, le compte n’y était toujours pas : tout « allié » devenait bon à prendre. Alors que la vente annoncée de la branche eau France par Veolia au fonds Meridian, afin de passer sous les fourches caudines des règles de la concurrence européenne, avait entrainé une réaction indignée chez Suez et ses syndicats, le groupe annonçait se rapprocher du fonds français Ardian, créé et toujours dirigé par Dominique Senequier, et qui pèse plus de 100 milliards d’euros d’actifs. Son ascension, en deux décennies, n’a pas laissé que des bons souvenirs aux salariés concernés par ses acquisitions. Pourtant, chez Suez, dirigeants et syndicats dans une belle unanimité se déclaraient séduits. Cet enthousiasme se propageait également chez les 20000 « salariés actionnaires », dont le représentant, Guillaume Thivolle, affirmait dans Libération à quel point l’offre d’Ardian était bienvenue. Le même jour, dans Marianne, le « secrétaire du comité d'entreprise européen » de Suez, Franck Reinhold Von Essen détaillait lui aussi tout le bien qu’il pensait de l’offre Ardian et tout le mal qu’il fallait attendre de Veolia, dépeint comme un « agresseur » bénéficiaire « d’un plan secret concocté durant l’été » avec l’appui tacite du gouvernement. Dans un communiqué exalté, la CGT affirmait le samedi : « Si on force (la direction) à désactiver la fondation ou à dépecer l’entreprise pour satisfaire l’appétit démesuré de Frérot, les salariés ont menacé de mettre le feu à la tour en signe de désespoir. »
Malgré cette mobilisation au sein de Suez, dès le 30 septembre, l’offre d’Ardian était sèchement critiquée par le Président d’Engie qui jugeait « impossible de délibérer sur la lettre d’intention, car il n’y avait rien de solide. » Le 5 septembre, l’énergéticien annonçait accepter l’offre de Veolia pour un montant de 3,4 milliards, contre l’avis de l’État actionnaire. L’affaire semblait entendue. C’était sans compter sur la détermination de Suez qui ne comptait pas en rester là et accepter une prise de participation jugée hostile.
Le 9 octobre, le tribunal judiciaire de Paris, saisi par trois comités sociaux et économiques de Suez, ordonnait la « suspension des effets » de l’acquisition, relançant le roman-feuilleton en lui donnant aussi, par ricochets, un tour politique dont le gouvernement se serait bien passé. Si le Premier ministre, Jean Castex, juge que l’opération menée par Veolia a « du sens », officiellement, du côté de Bercy, on souhaitait ménager Suez. Bruno Le Maire, soudainement en première ligne, semblait bégayer. Le 11 octobre, Mediapart affirmait que « l’Élysée s’est directement impliqué dans le dossier. Et que les cartes, comme le dénoncent les salariés de Suez, « étaient truquées dès le début ». Selon le média en ligne, contrairement à la ligne officielle, l’État serait directement intervenu pour favoriser la vente de ses parts dans Engie. « C’est un naufrage », commente un banquier cité par Le Figaro, « Bruno Le Maire en sort affaibli. Et l’État actionnaire avec lui ».
L’opposition a senti l’occasion d’une escarmouche, ou même d’une bataille. Arnaud Montebourg, proche du banquier d’affaire Arié Flack qui conseille Suez sur l’opération (voir article du Monde) s’indigne désormais auprès du Premier ministre du « démantèlement » de Suez et Jean-Luc Mélenchon peut tweeter « #Suez-#Veolia accusation d'une trahison de l'État au sommet de l'État ! Nous voulons la vérité et la punition des comploteurs. » Du côté de Bercy assiégé, le ministre de l’Économie, en médiateur inaudible, continuait à exhorter Suez et Veolia « à reprendre leurs discussions afin de parvenir à un accord amiable. » « Nous étions à quelques centimètres d'un accord, affirmait-il sur France Info. Nous nous sommes heurtés à l'intransigeance des uns et à la précipitation des autres. »
En attendant la décision du tribunal judiciaire qui sera connue dans quelques jours, les syndicats de Suez prévoient de déposer un droit d’alerte lors du prochain CSE International, jeudi 15 octobre, une procédure globale qui pourrait à nouveau ralentir l’opération de Veolia.