Les cryptomonnaies sont devenues l’une des plus importantes parmi les manifestations d’un fléau dont l’existence remonte à la nuit des temps : la crédulité, l’absence de bon sens, et l’exploitation de ces carences par des institutions ou personnages désireux de briller ou/et de faire fortune.
Certains lecteurs seront désagréablement surpris par cette affirmation abrupte ; je leur demande juste un peu d’attention, comme le fait Hercule Poirot dans les romans d’Agatha Christie lorsqu’il va désigner le coupable et expliquer comment celui-ci a perpétré son forfait.
Qu’est-ce que la monnaie ?
Le succès du bitcoin et de quelques autres cryptomonnaies tient pour beaucoup au fait que peu de personnes savent ce qu’est la monnaie. Unité de compte et moyen de paiement, comme le disent les manuels d’économie ? Oui, certes, mais cela nous indique à quoi sert la monnaie, sans nous dire ce qu’elle est.
Pour le savoir, commençons par la monnaie dite scripturale. Disposer d’un certain nombre d’euros sur votre compte à vue à la banque B signifie que vous êtes créancier de cette institution et que vous avez le droit de lui donner des ordres de paiement, dans la limite de la somme qui figure au crédit de votre compte. Certains ordres peuvent être permanents : par exemple, celui de payer chaque mois vos factures d’électricité et de téléphone. La remise d’un chèque en règlement d’un achat, elle, est un ordre de paiement ponctuel. Le paiement par carte bancaire consiste de même, sous une forme techniquement différente, à faire créditer le compte du vendeur par le débit de celui de l’acheteur.
La monnaie est souvent prise pour une chose, comme si nous étions encore à l’époque des paiements en pièces de métal précieux. En réalité, elle est une relation chiffrée entre deux agents, l’un débiteur (généralement une banque) et l’autre créditeur (la personne, physique ou morale, qui est titulaire d’un compte à vue ouvert sur les livres de cette banque).
La relation entre le « déposant », disons Mr Durand, et sa banque B, est dite « créance » si l’on se place du point de vue de Mr Durand et « dette » du point de vue de B. Plus précisément cette dette est « à vue », immédiatement exigible. Mais que signifie cette exigibilité ?
Concrètement, il s’agit du droit qu’a Mr Durand d’ordonner à B d’effectuer « pour son compte » certains paiements, c’est-à-dire de faire créditer le compte d’une tierce personne, par exemple un établissement de commerce. Vous entrez chez un libraire, et avant de ressortir avec trois ouvrages sous le bras vous passez à la caisse faire débiter votre compte au profit de celui de la librairie, en vous servant d’une carte bancaire ou en signant un chèque.
Comptes et billets
Dans cette opération, où est la monnaie ? Physiquement, c’est un nombre et deux noms, jadis sur un registre papier, aujourd’hui dans une mémoire d’ordinateur. Nous sommes en plein numérique, mais un numérique qui n’est pas forcément informatisé, parce que les paiements sous forme d’écritures sur des comptes se pratiquent depuis des siècles, bien avant l’apparition des ordinateurs : l’informatisation du domaine monétaire a modifié les techniques de paiement, elle n’en a nullement modifié les principes.
Examinons maintenant le cas d’un client qui paye « en espèces », faisant passer des billets de son portefeuille au tiroir-caisse du vendeur. Ces billets sont des créances sur une banque dite « d’émission » - dans notre pays, la Banque de France. Cette institution est aussi appelée « banque centrale », pour deux raisons : parce qu’elle détient le monopole de l’émission des « billets de banque », et parce qu’elle dispose d’un pouvoir disciplinaire sur les autres banques, dites « de second rang ». Disons pour simplifier que la banque centrale veille à ce que ces banques, soumises à sa vigilance, n’usent pas à tort et à travers du pouvoir de création monétaire dont elles font usage quand elles accordent des crédits.
Une conception simpliste, hélas assez répandue, fait des billets la monnaie par excellence : les comptes en banque seraient alimentés par des dépôts de billets. Certes, tout un chacun peut apporter une liasse de billets chez son banquier, et ressortir en sachant que son compte a été crédité du montant de ce dépôt, mais la monnaie scripturale est principalement créée par inscription sur un compte bancaire en contrepartie d’une reconnaissance de dette envers la banque. L’époque où la monnaie scripturale provenait principalement d’apports de billets aux guichets des banques de second rang est révolue depuis belle lurette.
De nos jours, la création monétaire provient essentiellement des crédits octroyés par les banques commerciales à des particuliers, à des entreprises et à des administrations (Etat, collectivité territoriale, etc.). L’épidémie Covid a fortement boosté les prêts aux pouvoirs publics, confrontés à des rentrées fiscales insuffisantes face à une forte augmentation de leurs dépenses. La discipline généralement imposée par les banques centrales aux banques de second rang ayant été fortement allégée, la création monétaire a été pratiquée plus massivement qu’en temps ordinaire. Nous avons vécu (et vivons encore) un épisode de relâchement de la discipline budgétaire, et ipso facto de la discipline monétaire, analogue à ceux qui se sont produits par le passé lors de certaines guerres.
Les cryptomonnaies sont stimulées par l’affaiblissement de la discipline monétaire
Pour faire court, les amateurs de bitcoins et autres cryptomonnaies ont profité de la situation comme de jeunes ados profitent pour chahuter de ce que le professeur ou le surveillant est appelé par le directeur de l’établissement scolaire. Normalement, les Banques Centrales devraient, en concertation avec les pouvoirs publics, agir vigoureusement à l’encontre de la cryptofolie qui sévit actuellement. Mais les banquiers centraux, du fait de la pandémie, et plus précisément du recours massif à la création monétaire qui a permis de limiter son impact sur les revenus des ménages et sur l’activité , ont assez à faire pour essayer de soutenir l’activité économique sans pour autant déclencher une forte inflation : quand le chat est trop occupé, les souris dansent ! Y compris les souris cryptomonétaires.
La cryptofolie sera-t-elle contrée par l’impératif climatique ?
Il est intéressant d’observer qu’à défaut d’une limitation assez stricte de la création cryptomonétaire pour la simple et bonne raison que ses excès peuvent nuire au bon fonctionnement de l’économie, tout comme les excès de la création monétaire, un frein pourrait avoir été trouvé en s’inquiétant du climat. Le journal Les Echos annonce en effet que l’Autorité européenne des marchés appelle à « envisager l’interdiction du principal mode d’extraction du bitcoin, car il serait de nature à empêcher l’Union européenne d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris sur le climat ». De fait, le formidable gaspillage de courant électrique engendré par la création et l’usage des cryptomonnaies est diamétralement opposé à la lutte contre le réchauffement climatique. On a donc trouvé un virus idéologique, basé sur une réalité, susceptible de s’opposer à celui de la soi-disant modernité cryptomonétaire. Le match entre ces deux virus sera probablement intéressant à observer.