Adieu Çigdem
« Tout en toi pue la France. » Plus d'une fois, mon visage a essuyé la violence de ce crachat. Ce sont d'abord mes parents qui m'ont répété cette phrase. Mes camarades de classe et mes profs ensuite, mes copines aussi. Puis je l'ai entendu serinée par certains collègues tout au long de ma vie professionnelle. Depuis toute môme, j'aime la France. À mes yeux, c'est mon seul pays, mon unique horizon. Je suis attachée à ses valeurs « Liberté, Égalité, Fraternité » de tout mon être. J'aime nos traditions, les bons petits plats réconfortants, la baguette chaude croustillante du matin, l'odeur du marc de café pris au zinc, les fromages de caractère, la variété et la richesse de nos vins, leurs goûts et leurs robes colorées. J'aime la diversité de ses paysages : des vallées verdoyantes peuplées de vaches taciturnes aux falaises tourmentées qui jalonnent les bords de mer. J'aime la chanson française, de la voix noire et puissante de Barbara à celles gorgées de joie d'Aznavour et de Reggiani en passant par celle plus sensible et haut perchée de Julien Clerc. Je suis viscéralement attachée à l'élé- gance française, cette classe inimitable, incarnée par tant de grandes dames, de Jeanne Moreau à Inès de La Fressange.
Çigdem - prononcez [tchidème] - a été mon prénom pendant vingt-cinq ans. Depuis 2008, je suis devenue « officiellement » Française. J'ajoute volon- tairement des guillemets car je n'avais jamais ressenti le besoin de prouver à quiconque ma francité, jusqu'au jour où les remarques incessantes de mon entourage me sont devenues insupportables. Leurs commentaires me renvoyaient systématiquement à ce que mon prénom, les traits et la couleur de mon visage évoquent dans l'imaginaire collectif : la Turquie, et non la France. Ce que je désirais intimement et profondément ne comptait pas. Aspirer à être Française était grotesque, futile et incompréhensible à leurs yeux. Si j'ai souhaité m'assimiler, c'était également pour m'émanciper de ce carcan identitaire qui m'étreint depuis trop longtemps et qui étouffe toujours une grande partie de la jeunesse française issue de l'immigration, celle-là même à qui l'on répète inlassablement sa chance d'avoir une double culture. Or, c'est faux, posséder une double culture n'est pas une richesse, c'est un tiraillement permanent. D'un côté, votre famille attend que vous fassiez le choix de votre pays d'origine - avec tout ce que cela implique culturellement et religieusement -, tandis que, de l'autre, vous grandissez et évoluez dans un milieu qui vous inculque les valeurs de la République. Sans compter les bien-pensants qui s'acharnent à vous réduire à votre identité originelle, qu'ils magnifient, allez savoir pourquoi. Moi, je suis Française parce que j'aime la France, et c'est très précisément ce qu'on me reproche.
On peut dire que j'ai fait mon coming-out identitaire en 2006. Âgée de vingt-trois ans, étudiante en langues étrangères à l'université de Strasbourg, j'avais passé sous silence mon identité réelle, même mes amis les plus proches ne la connaissaient pas, tant je redoutais plus que tout qu'ils me mettent à l'écart. Ce trop-plein de mots et d'émotions contenus se dissipa le jour où j'ai décidé de déposer mon dossier de naturalisation à la préfecture du Bas-Rhin. Coupée en deux depuis plus de vingt ans entre un mode de vie turc qui m'était imposé et un mode de vie à la française auquel j'aspirais, je n'avais qu'une hâte : quitter mon port d'attache et larguer les amarres. Dans le formulaire, on me proposa de choisir un nouveau prénom. J'inscrivis Claire, instinctivement.
Pourquoi Claire, me direz-vous ? Peut-être parce que ce prénom était pour moi synonyme de beauté, de simplicité et d'élégance, à l'image de mon idéal féminin. Dans ma tête, j'imaginais déjà tout le monde m'appeler ainsi. Une allégresse nouvelle parcourait mes veines. Cette étape représentait la première marche vers ma victoire ! Existe-t-il une réussite plus belle que celle qui vous permet de décider, en toute conscience, de la personne que vous voulez être ? Impossible de vous décrire l'immense joie qui m'envahit lorsque, deux ans plus tard, j'ai décacheté ce courrier de la préfecture pour lire ceci : « Madame, nous avons le plaisir de vous informer que vous avez acquis la nationalité française depuis le 6 juin 2008. Afin de marquer votre entrée dans la citoyenneté, nous vous invitons à une cérémonie d'accueil qui se déroulera le 20 juin 2008, à 10 h 30, au sein de la préfecture du Bas-Rhin. » Ces quelques lignes m'ont procuré une euphorie gravée à jamais dans ma mémoire. Nietzsche a écrit qu'on mesure « le sceau de la liberté acquise en n'ayant plus honte de soi-même ». C'est ce que je ressentais. Je n'avais plus honte. Cette lettre mettait fin à ma longue quête identitaire : j'étais acceptée comme Française. J'étais reconnue comme telle. J'étais réparée, il n'y avait plus à tergiverser.
Quatorze jours plus tard, tirée à quatre épingles, je me rendis à cette cérémonie de naturalisation. J'avais cousu un discret ruban bleu, blanc et rouge sur l'une de mes épaules afin d'exalter la beauté symbolique de cette journée. Parée de mes nouvelles couleurs, je me sentais enfin libre de montrer mon attachement à mon « nouveau » pays, pays dans lequel j'évoluais pourtant depuis vingt-cinq ans. Autour de moi, les néo-Français présents étaient de toutes origines : maghrébine, indienne, slave ou latine, mais je notai que, malgré une ambiance chaleureuse, personne ne se mélangeait. Tout le monde restait en famille, dans son coin, à s'observer en chien de faïence. Moi, j'étais venue seule. Ma famille n'était pas au courant. À ma gauche, je repérai un homme qui discutait avec une employée de la préfecture. Visiblement, ils se connaissaient :
« Ça y est, vous y êtes enfin arrivé ! Vous êtes content ?
- Ah oui Madame ! répondit-il.
- Vous avez prévenu vos amis ? Vous allez fêter ça j'espère ! demanda-t-elle en souriant.
- Tous mes amis c'est Français, Madame, y'en a pas étrangers ! Zéro ! »
Cette volonté de préciser que tous ses amis étaient Français - alors que ce n'était pas la question -m'interpella. Personne n'annulerait sa naturalisation parce qu'il aurait des amis étrangers. Peut-être pensait-il qu'il passait un ultime test avant l'obtention définitive de son passeport tricolore ? À dire vrai, ces questions étaient semblables à celles que vous posaient les agents en charge de valider votre dossier, lors des entretiens oraux. Moi-même j'eus droit à cette question : avez-vous des connaissances ou des amis français ? Ma réponse fut évidente : oui, j'en ai, tout comme j'ai des amis étrangers. Je me souviens que deux autres personnes, au fort accent slave, étaient reçues concomitamment à l'autre bout de la pièce. Même séparée d'eux par une cloison, je les entendais répondre à leur tour qu'ils « amouraient » la France et qu'ils n'avaient, eux aussi, « que des amis français ». Après une bonne vingtaine de minutes, nous étions enfin invités à pénétrer dans la salle d'honneur. Celle-ci était richement décorée, avec moulures au plafond et dorures sur les murs. C'était si fastueux que nous marchions tous à pas feutrés pour ne pas ternir l'éclat du parquet. Nous étions une trentaine à participer à cette cérémonie d'accueil à la citoyenneté française - cérémonie qui a d'ailleurs été généralisée en 2006 pour tous les nouveaux Français, quel que soit le mode d'acquisition de leur nationalité. « Prestitigieux ! » s'exclama une voix qui nous fit rire à cause de la faute de français. Tout commença par la projection d'un film sur la culture et le patrimoine de notre « nouveau » pays. Jeune journaliste de télévision, j'étais frappée par la qualité des images et du montage qui nous remémoraient la glorieuse histoire de la France : François I er, Louis XIV, Napoléon, de Gaulle, à chaque visage célèbre qui apparaissait, la salle applaudissait. Cette histoire illustre était désormais la mienne et je ne pouvais cacher mon émotion. Une fois la projection terminée, la sous-préfète nous invita à nous lever pour entonner la « Marseillaise ». Un homme à ma droite y allait à pleins poumons, en écrasant quelques larmes. « Ridicule, me dis-je. Il y a bien un juste milieu dans ce monde. On n'est pas non plus obligé d'en faire des caisses. » Il se tourna vers moi et ferma les yeux avec insistance, pour appuyer le trouble qu'il ressentait. « Après tout, pensais-je, c'est peut-être comme ça qu'il veut vivre sa francité. C'est son droit, pour une fois qu'on ne crache pas sur la France... Il y a simplement des personnes qui sont plus démonstratives que d'autres. »
Les larmes de cet homme me remémorèrent celles qui coulèrent sur mes joues lorsque je vis le film Casablanca, en 1990. C'était la première fois que je pleurais devant l'écran. J'étais « au pays », dans le village où mes parents étaient nés, situé dans le sud-est de l'Anatolie. C'était aussi mes premières vacances.
Le confort de cette maison était spartiate. Seule de la terre battue recouvrait le sol. Alors que la chaleur était écrasante, l'un de mes jeunes oncles, dans la vingtaine, nous avait rassemblés dans le salon pour nous montrer cette histoire d'amour magnifiée par Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. C'était un francophile de la première heure. Sa demande d'asile avait été rejetée ? Qu'importe, il retenterait le coup l'année suivante avant de se tourner vers l'Allemagne qui lui ouvrit grand les bras. Casablanca, c'est le souvenir que j'ai de la France qui me manquait après deux mois passés au village. J'avais sept ans, je m'ennuyais dans cet endroit où il n'y avait que des vieillards qui baragouinaient un langage que je ne comprenais pas. Pourtant, mes parents insistaient pour que j'apprenne le zaza1 dans le but de ne pas oublier ni d'où je venais ni ce que le gouvernement turc avait fait subir aux villageois de cette région reculée et enclavée d'Anatolie en 1938. C'était là mon devoir de mémoire. Moi, je me fichais complètement des problèmes turco- turcs. Mais au moment où les personnages chantent la « Marseillaise » afin de recouvrir les chants d'un groupe d'officiers nazis, je frissonnais ! Je saisis à cet instant précis mon attachement à la France. Depuis, chaque fois que j'entends l'hymne national, je me souviens de cette soirée passée devant Casablanca.
Quand les paroles de la Marseillaise touchèrent à leur fin dans la préfecture, je nous considérai tous comme des résistants. Des héros qui réalisaient leur rêve, qui avaient combattu et avaient réussi à devenir Français alors que le monde extérieur insistait pour qu'ils restent tels qu'ils apparaissaient aux autres, c'est-à-dire des étrangers, voire des immigrés. J'ai souvent eu l'impression de faire acte de résistance face à ceux qui refusent obstinément de me perce- voir autrement que comme une Turque. Chanter la
« Marseillaise » en 2008, pendant cette cérémonie, c'était rejouer la scène des héros de Casablanca qui entonnaient l'hymne national face aux occupants allemands. La « Marseillaise » terminée, on m'appela pour me remettre un livret blanc flanqué d'une Marianne rouge qui brandissait le drapeau tricolore.
- Madame Claire Coq !
C'était la première fois que l'on me nommait Claire. J'étais tellement émue que je ne relevai même pas que la sous-préfète avait écorché mon nom de famille. Celui-ci se prononce « Kotch » en turc, et en français « coq » comme le fameux coq gaulois. J'y voyais là une preuve supplémentaire que j'étais bel et bien prédestinée à être Française.
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