Le projet excite les médias, inquiète les annonceurs et provoque la suspicion de l’Autorité de la concurrence. Mais ce nouveau poids lourd de l’audiovisuel français pourrait surtout permettre de financer de nouvelles créations originales.
C’est un mariage arrangé qui dérange beaucoup de monde. Si l’Autorité de la concurrence donne sa bénédiction en octobre prochain, le futur groupe issu de la fusion entre TF1 et M6 cumulera 3,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 75 % du marché publicitaire de la télévision française, dix chaînes de télévision et un tiers de l’audience totale.
Un projet qui inquiète les acteurs de l’audiovisuel et de la publicité, qui craignent qu’une telle position dominante tronque la concurrence. Mais pour les deux chaînes de télévision française, il y a péril en la demeure : le numérique déferle dans l’Hexagone avec Netflix, Amazon, Apple ou Disney. Des offres en streaming populaires chez les jeunes et des créations originales qui ringardisent à vitesse grand V « la télévision à la papa ». Dos au mur, les groupes français traditionnels cherchent à se rassembler pour se réinventer.
Sur le papier, en effet, les mastodontes du PAF ont de quoi s’inquiéter. Dix ans à peine après son arrivée dans l’Hexagone, Netflix a conquis presque un quart des Français. Et en quelques mois, Amazon et Disney comptent déjà plus de cinq millions d’abonnés chacun. Des nouveaux acteurs aux moyens financiers colossaux : la valorisation boursière de Netflix se chiffre à plus 200 milliards de dollars, soit quarante fois plus importante que celles de TF1 et M6 combinées, lui permettant d’investir plus de 15 milliards de dollars chaque année dans ses contenus.
Du côté des géants de la Silicon Valley, la création et de la diffusion de contenus vidéo s’imposent comme une priorité pour diversifier leurs offres et fidéliser une clientèle sur leurs plateformes. Apple a ainsi noué un partenariat avec la très populaire présentatrice américaine Oprah Winfrey pour des émissions uniquement disponibles sur les appareils de la marque à la pomme. Du côté de Facebook, le modèle économique se recentre sur les vidéos et la firme américaine produit désormais ses propres séries (« Strangers » en 2017, « Queen of America » en 2022).
De nouveaux contenus, de nouveaux diffuseurs, de nouveaux médias et surtout des centaines de millions d’heures de cerveau disponible qui échappent à la télévision. Autant de précieuses minutes d’attention qui menacent la juteuse rente publicitaire des géants du petit écran. Outre-Atlantique, la riposte contre les plateformes de streaming a commencé : en mai dernier, le géant des télécommunications ATT annonçait la fusion de sa filiale Time Warner avec son concurrent Discovery, pour créer un véritable bulldozer de l’industrie du divertissement, avec HBO — la chaîne payante créatrice de Game of Thrones — et le catalogue des studios Warner (Batman, Superman…) destiné à séduire un public de jeunes téléspectateurs.
Résister aux GAFA et aux géants de la VOD
Même son de cloche chez TF1 et M6 : pour les dirigeants des deux chaînes françaises, les groupes télévisuels doivent se regrouper face à la force de frappe des plateformes de vidéos à la demande. L’objectif ? Résister à cette nouvelle concurrence en réalisant de larges économies d’échelles et en profitant de très gros budgets pour financer davantage de productions originales et attractives.
Interrogé au Sénat sur ce projet de fusion et son potentiel risque d’atteinte au principe de concurrence, le PDF de TF1 Gilles Pelisson n’a pas hésité à utiliser les grands mots pour impressionner les parlementaires : pour lui, c’est une « question de survie ». « Pour les huit premiers groupes américains, on parle de dépenses de 115 milliards de dollars d’investissement dans les films et séries pour l’année qui vient. On voit bien la nécessité pour les acteurs nationaux de défendre des projets ambitieux, pour préserver un modèle à même de garantir notre souveraineté culturelle. Ce projet de fusion en est un et la mise en vente du groupe M6 est en cela une opportunité historique ».
Seulement voilà, les annonceurs ne l’entendent pas de cette oreille, et craignent que cette nouvelle entité, qui regrouperait à elle seule 75 % des recettes publicitaires de la télévision et 98 % des plus gros carrefours d’audience le soir fasse exploser ses tarifs et impose des spots publicitaires de plus en plus chers. Mais pour TF1 et M6, comptabiliser uniquement la part de marché dans la publicité ne fait plus vraiment de sens à l’heure des plateformes de streaming, d’internet et des réseaux sociaux. Les deux chaînes vont désormais devoir convaincre l’Autorité de la concurrence qu’elles ne sont pas en situation monopolistique, car en prenant en compte l’ensemble de la publicité diffusée sur tous les écrans, y compris sur internet, les deux groupes cumulés ne représentent plus que… 42 % de parts de marché.
De nouveaux moyens pour de nouvelles productions
Et si les annonceurs ont encore de fortes réticences, chez les producteurs, les craintes originelles se dissipent et c’est finalement un certain intérêt qui prévaut de plus en plus. Car dans le milieu culturel et de l’audiovisuel, on attend beaucoup d’une fusion qui pourrait stimuler la production de nouveaux longs-métrages, de courts-métrages, de nouvelles séries, des fresques historiques à grand budget ou des superproductions capables de concurrencer les films américains.
Pour Pascal Breton, président de Federation Entertainment (Le Bureau des légendes, Marseille, En thérapie…), « tout ira bien » si les producteurs négocient avec les deux chaînes avant leur fusion. « On pourra trouver un accord qui soit un accord de respect sur, bien entendu, les droits et essentiellement les mandats de distribution. » Interrogé dans Sud-Ouest, Pierre-Antoine Capton, le PDG de Mediawan, souligne-lui aussi que les diffuseurs sont les « premiers partenaires » des sociétés de production. « Nous ne pouvons que nous réjouir de leur bonne santé économique et de leur dynamisme ».
Bien sûr, la barre est haute avant de rejoindre leurs futurs concurrents : en 2019, M6 et TF1 réunies n’avaient dépensé que 270 millions d’euros dans la création, contre 440 millions d’euros pour France télévisions et 300 millions d’euros pour Netflix ou Amazon en France.
Mais l’apparition prochaine de ce mastodonte français de l’audiovisuel est une belle opportunité pour la création hexagonale, qui ne peut que bénéficier de ce nouvel apport en capital et de ces nouvelles ambitions mondiales.
Néanmoins, si une fusion TF1 - M6 aurait pour intérêt de contribuer à l'édification d'un acteur de taille critique, de l’avis de la plupart des professionnels du secteur, une véritable concurrence des plateformes américaines ne sera véritablement possible qu’avec la création de géants à l’échelle européenne et issus de la fusion d’entreprises françaises, italiennes, allemandes ou espagnoles. Des géants paneuropéens dotées de nouveaux moyens et capables de proposer des créations originales s’adressant à plusieurs dizaines de millions de consommateurs, aux langues et aux cultures différentes.