Extraits du chapitre 1 de l'ouvrage Racisme et jeu vidéo
Que l'on entende, dans la lignée des études post-coloniales, la décolonisation comme un processus inachevé, ou qu'avec les études décoloniales l'on soutienne que la colonialité est le processus structurant de nos sociétés modernes, l'enjeu demeure le même. Étudier l'historicité, la sociologie, les formes esthétiques et discursives des rapports de pouvoir dans les jeux vidéo tels qu'ils sont structurés en termes de race, de genre et de classe constitue en soi un programme de travail inépuisable. Peut-on, dans l'idéal, imaginer de proposer des méthodes et des pistes visant à décoloniser le jeu vidéo ? Un tel objectif, par son ampleur, excède le cadre du présent ouvrage, même si au fil de l'analyse des pistes se dessinent. Ainsi, il n'échappera à personne que la représentation des minorités de genre, de classe et ethnoraciales demeure marginalisée et problématique dans les productions culturelles des pays du Centre. Parallèlement, les créations du Sud global circulent depuis longtemps. Les productions turques, indiennes, mexicaines, brésiliennes, nigérianes traversent les frontières, rencontrent des publics très différents, composés de centaines de millions de personnes, et développent des imaginaires spécifiques. Paradoxalement, au regard des productions occidentales, ces créations restent peu étudiées et n'accèdent pas au même régime de visibilité : c'est comme cela que fonctionne l'hégémonie, en faisant que ce qu'elle promeut reste la réalité visible, même si cela ne correspond pas à la réalité sociale.
Les jeux vidéo du Sud global émergent difficilement. En Afrique par exemple, dans un contexte où les talents et les moyens de production relèvent essentiellement de la sous-traitance, chercher à affirmer un ancrage économique et une subjectivité autonomes reste une entreprise difficile et, de fait, rarement menée. Les pratiques vidéoludiques subalternes au sein des pays du Centre1 ou de leurs colonies encore existantes - comme les DROM-COM2 - sont singulièrement peu (ou pas) étudiées, rarement (pour ne pas dire jamais) prises en compte dans les grandes enquêtes sur les us et coutumes des joueurs et joueuses de jeu vidéo financées par les institutions publiques, des entreprises comme Orange ou des groupes d'intérêt professionnels comme le SELL (Syndicat des éditeurs de logiciels de loisir, France). Après tout, le fameux « panel représentatif » de Médiamétrie, qui donne les chiffres d'audience des programmes télévisés, était composé, au 18 février 2019, de 4 982 foyers représentant 11 654 individus âgés de 4 ans et plus résidant tous en… France métropolitaine. Les autres territoires de la République n'existent donc pas, et l'on ignore les inscriptions ethnoraciales des individus en question. Pourquoi en irait-il différemment avec le jeu vidéo ?
Le joueur ou la joueuse de jeu vidéo devient ainsi une catégorie générique dont les inscriptions sociales ne seront jamais connues dans leur complexité. Les enquêtes et statistiques produites, supposées informer sur les mécaniques des pratiques culturelles, n'évaluent jamais la façon dont la race joue un rôle dans les pratiques de jeu et les représentations. On aboutit alors au paradoxe de politiques publiques qui poussent à la diversité culturelle mais refusent de prendre en considération que les identités culturelles qui résultent des assignations raciales constituent des sites d'élaboration de pratiques et de représentations spécifiques. Or, lorsqu'on est malgache ou noir originaire d'un pays d'Afrique subsaharienne, on ne perçoit pas de la même manière un jeu comme Far Cry 2 (qui se déroule dans un pays fictif d'Afrique avec tous les stéréotypes associés à la dictature africaine postcolonisation) ou comme Uncharted 4 (qui se déroule en partie sur une île de Madagascar exotisée, réduite à un terrain de jeu sans tissu social mais aux paysages sublimes3). Mieux : notre subjectivité ethnoraciale joue un rôle dans nos façons de jouer (notamment dans les choix que nous faisons). Cela tient par exemple au rapport spécifique que l'on a à l'histoire coloniale selon que notre histoire est celle des colonisateurs ou celle des colonisés. Encore : en tant que Noir ou Arabe, par exemple, on peut être confronté dans le jeu à des représentations qui engagent frontalement notre identité ethnoraciale (ou notre expérience spécifique de la race). De ce fait, le gameplay* pourra nous conduire à jouer contre notre propre subjectivité - ce qui a une signification toute particulière lorsqu'on est conduit à faire abstraction, pour pouvoir continuer à avancer dans le jeu, d'une image, d'un discours ou d'une mécanique de jeu exotisante ou tout simplement raciste.
1 La distinction Centre/périphérie peut être considérée aujourd'hui comme désuète ou inefficiente, je lui conserve toutefois une certaine affection, car elle est évocatrice d'une certaine perception des pôles de domination. Plus qu'une localisation géographique, la relation Centre/périphérie illustre la nature inégale de la relation entre deux espaces, fondée sur la domination de l'un par l'autre, sans négliger les interactions et transferts. On peut regrouper ainsi les pays du Centre : Europe - d'aucuns préciseront Europe de l'Ouest, écartant la Russie et certains pays européens de l'Est -, Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande et Japon.
2 Départements et régions d'outre-mer et collectivités d'outre-mer. On parle aussi d'Outre-mer ou d'Outre-mers.
3 Le regard colonial et orientaliste substitue communément au corps de l'indigène l'image du paysage sublimé, objet du « plaisir de regarder », associé au sentiment de contrôle procuré par l'exploration maîtrisée de l'espace visuel-ludique.
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