En contribuant à une contraction sanitaire, sociale et économique inédite, la Covid 19 pointe les limites de la croyance en une créance infinie « de droit à » qui voudrait substituer le désir de chacun au principe de réalité et aux arbitrages qu’il impose. Dans le cadre de la transition énergétique et écologique à venir, et qui nous promet un avenir où il sera moins question d’abondance que de pénurie, cette séquence devrait nous inviter à apprendre l’art renoncement plutôt qu’ à n’éprouver que le ressentiment du caprice déçu.
Les compteurs de la 6ème vague n’ont pas encore fini de s’affoler que déjà des voix s’élèvent pour faire valoir leurs points de vue catégoriels et partisans : ici il faut sauver les entreprises d’un nouveau confinement délétère pour l’activité, là préserver les aînés de l’isolement d’avec leur famille, ici encore sauver les enfants d’une campagne vaccinale injustifiée. Aucune d’entre-elles n’a vraisemblablement tort puisqu’en se prêtant à cet exercice de réclamation de droit, elles ne font que s’inscrire dans un long processus de plus en plus validé par les médias et les parlementaires et qu’il nous est devenu aujourd’hui impossible de penser autrement qu’infini.
Le monde moderne est d’abord celui de l’illimitisme, tel que prophétisé notamment par Simone Weil. Progrès technique aidant, rien ne doit venir s’opposer à l’avancée dans tous les domaines : espérance de vie, croissance économique, promesses de nouvelles ressources énergétiques. De fait, les formidables progrès enregistrés depuis le début de l’ère industrielle nous ont conduit en près de deux siècles à élargir sans cesse le champ de nos désirs – et ce faisant à les légitimer, loin du fatalisme qui jusque-là faisait office d’organisation sociale : vivre plus vieux, plus riches, plus libres...
C’est précisément ce rêve prométhéen faisant de chacun de nous les créanciers d’un « droit à » sans limite que l’expérience de la crise sanitaire est venue brutalement fracasser. Entre le quoiqu’il en coûte et le quoiqu’il arrive, la ligne est ténue. Elle traduit de plus en plus la vanité d’une pensée qui place le désir au rang de postulat, en s’affranchissant au passage des règles de physique les plus élémentaires. Pas plus qu’une journée ne dépassera jamais 24 heures, nous découvrons que nous ne pouvons pas tout avoir en même temps : un hôpital richement doté sans impôts, une solidarité volontariste sans moyens économiques, une vie intense sans risque de la perdre…
De fait, ce virus – dont on sait maintenant qu’il durera ou en appellera immanquablement d’autres – vient remettre au centre du jeu la notion même d’arbitrage qui est le propre de la liberté. La liberté ne consiste pas à choisir selon son désir, mais de le faire au sein de ce qui est physiquement possible.
Cet exercice sous contrainte est aussi ce à quoi semble nous appeler la transition écologique et énergétique, les efforts qu’elle réclame commençant à devenir chaque jour plus perceptibles même s’ils demeurent largement tus : hausse durable du prix de l’énergie, contraintes en termes de consommation, de transports, menaces sur la production industrielle… pour ne citer que les plus prévisibles.
Dans un avenir où nous aurons vraisemblablement moins de moyens pour panser davantage de plaies, l’urgence aujourd’hui est moins d’arguer de la liberté en espérant le retour de jours meilleurs que de redéfinir ce qui est réalistement désirable. C’est la seule voix véritablement sage quand on entend accompagner une inévitable mutation sociétale. A l’heure où la santé mentale de toute une population semble être de plus en plus attaquée, la réponse n’est donc vraisemblablement pas psychologique, mais politique : il ne s’agit pas d’aider à franchir un cap à grand coup de résilience, mais bien de préparer chaque citoyen à davantage de plasticité et d’adaptabilité face à l’aléas, c’est-à-dire lui apprendre à composer avec ce qui est plutôt que ce qui devrait être.
Dans cette perspective, le Covid pourrait constituer le mètre étalon d’un nouveau rapport au monde. Un monde où il n’est pas illégitime de consentir à des efforts inattendus, un monde où il n’est pas complètement idiot de penser qu’il existe des limites, un monde enfin où la première de ces limites est la fin de toute vie sans pour cela en éprouver un sentiment d’injustice.
Cette dynamique interroge évidemment notre relation à la démocratie en vue de la libérer des scories du désir individuel qui fait de chaque citoyen une sorte de dépositaire exclusif. Au coeur de ce mouvement où la rudesse de la sincérité est préférable au miel illusoire de la promesse, apprendre à renoncer – donc à choisir – constitue le chantier auquel nous devons collectivement nous attaquer dès le début de cette nouvelle année.