Et si le bitcoin était une devise étrangère ?

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Par Sylvain Paillotin Modifié le 5 juillet 2023 à 19h01
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@shutter - © Economie Matin
1000 EUROSLe Bitcoin a perdu plus de 1.000 euros de valeur le 30 juin 2022.

Pour le moment, le Conseil d’Etat a analysé le Bitcoin comme un bien meuble incorporel[1].

Mais il pourrait de nouveau être tentant de voir dans cet actif numérique une véritable monnaie, et plus précisément une devise étrangère, depuis la « Ley Bitcoin », du 9 juin 2021, entrée en vigueur le 8 septembre 2021 au Salvador, qui a « réglementé le bitcoin en tant que monnaie ayant cours légal, avec pouvoir libérateur illimité pour toute transaction ».

Cette question pourrait prendre de plus en plus d’importance à mesure que d’autres Etats suivraient l’exemple du Salvador, telle la République de Centrafrique depuis avril 2022.

Dans leur rapport sur les tendances crypto pour 2022, KPMG et Blockchain Partners soulignaient déjà cette possibilité pour de nombreux Etats, avant même que ne soit déclenché le conflit en Ukraine.

L’intérêt de pousser cette réflexion doit être mesuré au vu des conséquences potentielles que pourrait avoir la qualification de « devise étrangère » pour le régime juridique du Bitcoin. Ces enjeux ne sont pas neutres, ce qui devrait amener à repenser le droit français en la matière (1).

Heureusement, le législateur dispose d’un peu de temps pour mener cette réflexion car il serait probablement prématuré de se baser sur la seule « Ley Bitcoin » pour conclure que le Bitcoin serait une devise étrangère (2). La question promet toutefois d’être renouvelée rapidement, car il est désormais possible que l’admission du Bitcoin comme « monnaie ayant cours légal » aux cotés d’une autre devise ne soit qu’une étape avant l’adoption d’une cryptodevise (Bitcoin ou autre) comme seule monnaie Etatique.

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1. Enjeux de la question

L’une des difficultés premières de la question vient du fait qu’il n’existe pas de définition unifiée, juridique ou non, de ce qui constituerait une « monnaie ayant cours légal ». La question a d’ores et déjà fait couler beaucoup d’encre concernant le point de savoir si Bitcoin est susceptible d’être une monnaie ou non. L’absence d’émission contrôlée par une autorité dotée une souveraineté de nature Etatique (directe ou par délégation), qui constitue une spécificité fondamentale de Bitcoin, bat en brèche les conceptions Etatiques de cette question, si ce n’est ses dimensions économiques. Mais en l’absence de définition juridique de ce qu’est une « monnaie », ces débats ne sont que d’une aide limitée pour le juriste.

Il reste que le droit français attache un certain nombre de conséquences juridiques à la notion de « devise étrangère », qui parait se rapprocher le plus de celle de « monnaie étrangère », même s’il n’existe à notre connaissance pas de définition juridique de ce qu’est une devise étrangère, bien que la loi lui attache des conséquences juridiques.

a. Exclusion du statut des actifs numériques

La conséquence la plus immédiate pour le Bitcoin serait, en l’état actuel des textes, de se voir exclu du régime des actifs numériques prévu par le Code Monétaire et Financier.

En effet, l’article L. 54-10-1 du CMF définit les actifs numériques par opposition aux « monnaies » : constituent des actifs numériques au sens du CMF, « toute représentation numérique d'une valeur (…) qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie ».

La qualification de « devise étrangère » exclurait donc celle d’actif numérique, et partant, tout le régime juridique qui découle de la qualification d’actif numérique.

On pense en particulier à deux aspects fondamentaux qui découlent de la qualification d’actif numérique, qui tiennent à la régulation et la fiscalité :

  • S’agissant d’une devise et non d’un actif numérique, les opérateurs proposant des services de gestion ou d’échange de Bitcoin ne relèveraient pas, pour ce qui concerne le Bitcoin, de la catégorie du PSAN,
  • L’article 150 VH bis du CGI concernant le régime fiscal des actifs numériques renvoie à l’article L. 54-10-1 du CMF. Le Bitcoin n’entrant plus dans cette catégorie, son régime fiscal serait à repenser, avec potentiellement des changements d’assiette et de taux d’imposition significatifs.

Analyser le Bitcoin comme n’étant pas un actif numérique constituerait un paradoxe évident causé par une définition légale des actifs numériques manifestement inadaptée.

Bien sûr qu’en réalité le Bitcoin n’est rien d’autre qu’un actif numérique, selon le langage courant.

L’ampleur de l’enjeu lié à ce paradoxe devrait inciter à repenser la définition actuelle des actifs numériques, ce d’autant que les travaux sur les stablecoins émis par des banques centrales battent leur plein. Ceux-ci pourraient également, et probablement à plus forte raison que le Bitcoin, prétendre à la qualification tant de devise, que d’actif numérique. Or, il s’agirait manifestement de représentation numérique de « valeurs » (encore que cette expression de « valeur » soit extrêmement imprécise), qui plus est sur des supports de type blockchain.

Il est donc dangereux pour la structure conceptuelle d’opposer les notions d’actifs numériques et de « monnaies » numériques ces deux notions alors qu’elles peuvent se recouper.

b. Procédure collective : la revendication d’un bien devient une déclaration de créance

La nature des droits de créanciers de Bitcoin envers un débiteur faisant l’objet d’une procédure collective de traitement des difficultés pourrait être affectée par la qualification.

En l’état de la jurisprudence du Conseil d’Etat, qui considère le Bitcoin comme un bien meuble incorporel, en cas de procédure d’insolvabilité frappant une société détenant du Bitcoin pour compte de tiers, les créanciers en Bitcoin devraient faire valoir leurs droits par la voie de la procédure de revendication de biens meubles.

Cette procédure revêt des caractéristiques de forme et de délais qui lui sont propres, et offre des solutions dans l’hypothèse où la société débitrice n’est pas en mesure de restituer le bien.

Si le Bitcoin était analysé comme une devise étrangère, la demande de restitution de Bitcoins devrait alors s’analyser en une créance monétaire libellée en devise étrangère.

Elle relèvera donc de la procédure de déclaration de créances, le Code de commerce précisant explicitement que les droits des créanciers dont la créance est libellée en « monnaie étrangère » (et non « devise » doivent être convertis en euros au cours en vigueur au jour du jugement d’ouverture[2].

Au-delà de la question de la forme de la procédure à suivre (qui n’intéressera que les praticiens), l’enjeu majeur de la question réside dans la question de savoir sur qui, quand et comment pèse le risque de volatilité du Bitcoin en cas de procédure collective.

Compte tenu de cette volatilité, ce débat juridique pourrait être soulevé assez rapidement en cas de faillite d’une société détenant des Bitcoins pour compte de tiers.

Le cas de la procédure collective permet d’illustrer de façon pratique la question, qui pourrait avoir des ramifications bien plus vastes (par exemple, l’obligation de mentionner dans la comptabilité des créances de restitution de Bitcoin, pour leur contre-valeur en euros).

2. Limites à la reconnaissance du Bitcoin comme une monnaie étrangère

Les contributions sur le sujet montrent qu’il n’y a pas véritablement de consensus sur ce qui permet de qualifier une « monnaie » d’un Etat ou d’un groupe d’Etats.

La seule considération de l’origine matérielle de la monnaie, seul le souverain ayant traditionnellement le droit de « battre monnaie », n’est plus appropriée depuis l’apparition du Bitcoin (pour autant qu’elle le fut encore auparavant, la plus large partie de la création monétaire étant finalement déléguée par le biais de la dette).

Concernant le Bitcoin, l’émission des signes monétaires résulte uniquement du code sur lequel Bitcoin est basé, de sorte qu’aucun Etat n’a de pouvoir sur l’émission des Bitcoins[3]. Il n’en demeure pas moins que le Bitcoin, grâce au mécanisme de la blockchain est infalsifiable, ce qui est la garantie indispensable sans laquelle il ne pourrait servir de valeur d’échange. Son originalité se trouve dans le fait que cette garantie est fournie de façon indépendante à toute puissance Etatique.

L’absence de prise Etatique sur l’existence et l’émission du Bitcoin suffit-elle à l’empêcher d’être adopté comme monnaie légale par un Etat ?

La décision d’un Etat de faire d’une monnaie sa « monnaie légale » se traduit par :

  • l’obligation faite aux acteurs économiques de libeller les prix dans cette monnaie,
  • l’obligation pour les sujets de droit de l’Etat d’accepter cette monnaie comme moyen de paiement,
  • le caractère libératoire du paiement au moyen de cette monnaie, autrement dit la garantie du souverain qu’il ne condamnera pas un débiteur à payer une seconde fois (le cas échéant d’une autre manière) une créance qu’il aurait déjà acquittée au moyen de cette monnaie,
  • l’obligation de payer les créanciers publics (et en particulier l’administration fiscale) au moyen de cette monnaie.

Force est de constater que rien ne s’oppose, ni juridiquement, ni techniquement à ce qu’un Etat puisse, dans l’exercice de son pouvoir souverain :

  • forcer ses acteurs économiques à libeller les prix en Bitcoin,
  • obliger ses sujets à accepter le Bitcoin comme moyen de paiement libératoire,
  • obliger ses sujets à utiliser le Bitcoin pour payer les créanciers publics.

C’est d’ailleurs bien ce qu’a fait le Salvador.

Mais il est permis de penser que, pour qu’une monnaie devienne véritablement une devise au sens juridique du terme, il faudrait qu’elle soit la seule monnaie légale d’un Etat souverain.

En effet, si tel n’est pas le cas, la monnaie « complémentaire», ne peut qu’être une option de règlement par équivalent, suivant un cours entre la monnaie « complémentaire » et la monnaie de « référence » fixé par le marché libre.

Or, pour le moment, le Salvador n’est pas allé jusqu’à faire du Bitcoin sa seule monnaie.

En effet, la Ley Bitcoin ouvre une possibilité d’exprimer les prix en Bitcoin et de payer les impôts en Bitcoins, mais non une obligation : l’article 3 dispose que « Les prix peuvent être exprimés en bitcoin » et l’article 4 que « les contributions fiscales peuvent être payées en bitcoin. »

Le Bitcoin est donc venu s’ajouter au dollar américain mais non le remplacer. Le Bitcoin ne fait que cohabiter avec le dollar US, sur le territoire du Salvador.

On comprend dès lors que, malgré l’effet d’annonce, le Salvador n’est pas allé jusqu’à renoncer à la reconnaissance du Dollar US comme monnaie légale sur son territoire au profit du Bitcoin. Peut-être cela viendra-t-il, ou non, mais pour le moment tel n’est pas le cas.

Du fait de cette cohabitation, on ne peut guère considérer, à notre avis, que le Bitcoin serait devenu la monnaie légale du Salvador.

Pour faire une analogie, tout se passe comme si le Salvador avait indiqué qu’il était possible de libeller les prix et de régler les créances en or. Le Salvador a finalement légalisé à l’échelle de son territoire une forme spécifique de dation en paiement.

Sans aller jusqu’à la reconnaissance de la qualité de devise étrangère, cette évolution pourrait avoir certains effets juridiques, comme par exemple exclure les « paiements » en Bitcoin du champ des nullités de la période suspecte (par analogie avec le droit français), ce mode de paiement étant admis par le législateur.

Il reste encore à trouver un Etat imposant de façon impérative l’expression des prix en Bitcoin et le paiement des contributions fiscales au moyen de cet actif.

Le pas franchi par le Salvador n’en reste toutefois pas moins important, même s’il est discutable au plan technique (la blockchain Bitcoin n’étant probablement pas la plus appropriée pour prendre en charge des transactions de masse) si on le considère comme une première étape vers l’adoption d’une cryptomonnaie décentralisée comme monnaie Etatique, ne serait-ce qu’au vu de l’ampleur de l’évolution que ce changement implique en terme d’éducation et d’adoption des outils de stockage et d’échange de cryptomonnaies par la population générale.

1 Conseil d'État, 8ème - 3ème chambres réunies, 26/04/2018, n°417809.

2 Article L. 622-25 al.2 du Code de commerce.

3 On n’abordera pas ici les questions plus techniques de « fork » ou d’attaque « 51% », puisque dans le premier cas cela pourrait donner lieu à une cryptomonnaie différente de Bitcoin, comme cela a été le cas par le passé (ex : Bitcoin Cash), et dans le second cas, l’idée est que dans l’hypothèse où 51% de la puissance de validation du réseau Bitcoin serait contrôlée par la même entité (ou un groupe ayant des intérêts convergents), elle serait la première exposée au Bitcoin et ne prendrait donc pas de décision susceptible d’altérer la valeur du Bitcoin, et donc de ce dont elle aura acquis le contrôle à grand prix. Cette résolution de la question demanderait à être explorée plus spécifiquement dans la mesure où cette seule considération d’intérêt pourrait n’être pas suffisante, par exemple si l’entité en cause dispose d’un outil concurrent à Bitcoin, ou si elle était animée par une intention militante telle qu’elle accepte la perte que causerait pour elle la compromission du réseau Bitcoin, ou encore la diffusion de cette perte sur une multitude d’acteurs.

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Avocat associé du cabinet Sekri Valentin Zerrouk Spécialiste du droit des entreprises en difficulté, des structures fiduciaires et du contentieux, Sylvain Paillotin déploie les outils juridiques permettant d’anticiper et de surmonter les situations de crise. Il assiste tant des dirigeants et des groupes de sociétés en situation spéciale, que des créanciers ou des actionnaires de telles entreprises, des repreneurs de sociétés en difficulté et des administrateurs ou des liquidateurs judiciaires. Sylvain Paillotin coordonne également les activités du cabinet en matière de fiducies. Son expérience des restructurations, du contentieux et des fiducies, complète parfaitement l’expertise du cabinet en matière de Distressed M&A et de financement. Sylvain Paillotin est membre de l’IFPPC (Institut Français des Praticiens de Procédures Collectives) et de l’IBA.