Les 180 dirigeants d’entreprises internationaux invités au château de Versailles le 13 mai 2024, à l’occasion de la 7ème édition du sommet « Choose France », ont promis d’investir plus de 15 milliards d’euros. Une perspective pleine d’espoir à l’heure où, paradoxalement, les entreprises innovantes françaises peinent à trouver des financements… notamment à cause de réglementations trop restrictives.
Le financement de l’innovation se heurte au « plafond de verre » des réglementations
Plus de dix ans après le lancement de la French Tech, et cinq ans après l'inauguration du plan de financement et développement des entreprises technologiques TIBI, le grand élan de création de start-ups et d’entreprises innovantes en France cherche un deuxième souffle. L'objectif du programme France 2030 reste maintenu, avec un rythme de création de 500 start-ups prévu au cours des six prochaines années, et depuis 2019, la France est devenue la première destination européenne pour les investissements étrangers.
Mais depuis plus d'un an, les jeunes pousses françaises font face à une crise du financement, comme c'est d'ailleurs le cas partout dans le monde. Au point que la French Tech Finance Partners, regroupant les acteurs qui financent les start-ups, a adressé en avril 2024 un rapport de propositions à Jean-Noël Barrot, ex-ministre délégué chargé de la Transition numérique, afin de sortir de cette ornière. Ce rapport recommande notamment d'accélérer les aides de l'Etat aux entreprises en mal de trésorerie, et, parmi un large éventail d’outils touchant notamment aux crédits d’impôts ou au Fonds européen d’investissement, de réactiver - avec le soutien de Bpifrance - des fonds d'opportunité destinés à poursuivre le financement de venture capital.
Des solutions qui doivent aussi permettre aux entreprises de passer les phases de croissance cruciales dans leur développement, comme les introductions en bourse, qui restent rares. Et même lorsque les sociétés parviennent à accéder au marché, les financements ne suivent pas toujours.
Difficultés à convaincre les investisseurs
Certes, la France a réussi à faire naître 30 licornes (start-ups valorisées à plus d’un milliard de dollars), avec deux ans d'avance sur l'objectif qui avait été fixé par Emmanuel Macron. Et même si ce bilan peut paraître modeste en comparaison avec les Etats-Unis, où 712 licornes ont émergé en 2023, il témoigne tout de même de l'efficacité d'un écosystème de financement qui s’est musclé en France : le nombre de fonds d’investissements français progresse, l'Etat injecte régulièrement du capital via Bpifrance, et même l’épargne des Français est mobilisée pour financer la French Tech avec l'initiative Tibi. C'est ce qui justifie en partie le succès du producteur de batteries bas-carbone Verkor, qui a levé 2 milliards d'euros en septembre dernier avec le soutien de France 2030 et de l'Union Européenne, après une première levée de fonds historique de 850 M€ pour son projet de gigafactory à Dunkerque.
Pour autant, si l'on prend l'exemple de la région Ile de France, la moitié des dirigeants de start-ups qui ont réussi à lever des fonds en 2023 affirment avoir rencontré des difficultés à convaincre les investisseurs, décidant donc de se tourner vers d'autres moyens de financement (dette bancaire, autofinancement, ...), voire abandonnant leur territoire pour aller trouver des solutions financières ailleurs dans le monde.
À ce risque de délocalisation -et donc de perte de compétitivité pour la France et l'Europe-, s'ajoute la fuite des ressources financières. Dans son dernier rapport sur l’avenir du marché unique, l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta notait ainsi l'urgence de retenir dans l'UE « les flux de capitaux qui partent aujourd’hui massivement vers les Etats-Unis », où s'en vont chaque année quelque 300 milliards d'euros... pour financer la réduction de l'épargne outre-Atlantique. « C'est une aberration », réagissait alors Emmanuel Macron.
Le manque de financement empêche de transformer l'innovation en production « de masse »
D'autant que cette fuite des entreprises et des capitaux survient dans le contexte d'attrition observé sur les marchés financiers mondiaux depuis une dizaine d'années. « Cette attrition de longue durée entraîne un cercle vicieux qui se met en place sur la liquidité. Les investisseurs qui achètent veulent pouvoir ressortir un jour », explique Dominique Ceolin, PDG d'ABC Arbitrage, société française spécialisée dans la conception de stratégies d'arbitrages sur les marchés financiers : « S’il y a moins de liquidités, ils doutent de leur capacité de revente et auront donc tendance à être moins acheteurs. Et s’ils sont moins acheteurs, les entreprises trouveront moins facilement des financements en bourse. Les investisseurs auront donc moins d’offres et vont se désintéresser de ce segment. Tant que nous ne sortirons pas de ce cercle vicieux, cela aura un effet dégénératif ».
Avec pour conséquence un « plafond de verre » qui empêche les entreprises d'atteindre leur taille critique et de transformer leurs capacités d'innovation en production « de masse ».
Le terme « dégénératif » est ici particulièrement adapté, car « pour innover en France, nous avons besoin des startups bien sûr, mais aussi des PME, des ETI et des grands groupes qui possèdent cette solidité économique et sociale et une capacité à accompagner au mieux les jeunes pousses », note Laurent Legendre, Président de Techinnov ; « L'une des problématiques majeures de l'essor de l'innovation, ce n'est pas seulement d'avoir la meilleure idée, mais surtout de savoir comment on la met en œuvre et comment on la finance ».
D'où l'importance stratégique de donner les moyens de financement à ces PME et ETI, et de consolider un « écosystème de fonds privés capable d'accompagner l'innovation industrielle incrémentale », renchérit Paul-François Fournier, directeur innovation de la banque publique d'investissement Bpifrance, en précisant que « le financement doit passer aussi par le privé pour permettre aux entreprises de devenir autonomes et rentables ». Bpifrance a lancé un nouveau fonds d'amorçage industriel de 50 millions d'euros pour raccrocher le secteur privé au financement des « projets d'innovation incrémentale et industrielle » des start-ups ou PME.
La nécessité de trouver des solutions financières alternatives
Malgré l'importance de ce dispositif, ce soutien risque cependant de rester un peu court, alors que les entreprises cotées ressentent davantage les contraintes imposées par les places boursières, sensiblement durcies depuis l'adoption des nouvelles règles de Bâle III. Des contingences d'ailleurs vigoureusement dénoncées par Emmanuel Macron. Le Président appelle à réviser l'application telle qu'elle est faite de Bâle et de Solvency : « Je ne suis pas pour retrouver une culture de l'irresponsabilité financière ; je suis juste pour qu'on remette de la culture de risque dans la gestion de notre épargne. S'il n'y a pas de culture de risque, il ne peut pas y avoir d'investissement dans la recherche, dans l'innovation, dans les start-up, dans nos entreprises ».
En attendant, les ETI sont contraintes d'aller chercher des solutions alternatives pour se développer. Comme Substrate AI, qui vise à devenir l'un des opérateurs européens majeurs de l'intelligence artificielle. Après une augmentation de capital lors de son introduction sur le marché en 2022, la société dirigée par Lorenzo Serratosa a signé un contrat de financement de 20 millions d'euros sur trois ans en obligations convertibles (OCA). Un financement alternatif plus risqué (pouvant entraîner une forte dilution de la valeur des actions à court terme), mais « plus efficace et accessible » que toute autre solution, indique le Pdg de Substrate AI : « Ce mode de financement (…) nous a permis très concrètement de conclure à court terme des contrats que nous n'aurions pas eu sans cette garantie, qui a valeur de caution extrêmement importante dans le cas de collaborations avec des entreprises de recherche et développement, par exemple, où les financements sont partagés ».
Ces solutions financières alternatives sont malheureusement souvent utilisées tardivement, quand la tension sur la trésorerie est déjà forte. « Il est évident que plus la société est en bonne santé, plus ses choix sont larges et plus elle pourra mener ces opérations dans de très bonnes conditions. Mais quand la santé de la société se détériore, le champ des possibles diminue », confirme Dominique Ceolin.
Et ce type d'outils de financement relève aussi de la « culture de risque » souhaitée par Emmanuel Macron. Encore faudrait-il, pour reprendre à nouveau les mots du Président, un « changement de notre paradigme monétaire, budgétaire et financier ».