En 2020, l’IFOP a publié les résultats d’une enquête relatant qu’une large majorité des actifs était opposée à la réforme des retraites et à la perspective de devoir travailler plus longtemps. Cette enquête a tout particulièrement révélé que, pour l’ensemble des salariés, le monde du travail était « dépeint comme éreintant » et qu’à l’inverse, la retraite était devenue un « havre de paix », un « droit au repos », l’entrée dans « une vie sereine, sans contrainte, sans stress ». Tandis que la perspective d’une abrogation de la réforme des retraites fait débat, certains chroniqueurs croient pouvoir conclure que les Français sont devenus paresseux. Malheureusement, des raisons beaucoup plus sérieuses expliquent une profonde désillusion à l’égard de la vie professionnelle.
Repenser le management pour redonner du sens au travail
Les premières explications sont à la fois historiques et économiques. Elles sont consécutives à la fragilisation de la position de la France dans la division internationale du travail. De la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1970, notre pays a été une grande puissance industrielle en situation de plein emploi. Les chocs pétroliers survenus à partir de 1973 ont cassé la dynamique des Trente glorieuses et provoqué, à partir du début des années 1980, le développement d’un chômage de masse, la multiplication des emplois précaires puis l’apparition de nouvelles pauvretés. Dès lors, plus aucune entreprise n’a été en mesure de gérer les carrières à long terme et d’assurer l’employabilité à vie. Cette évolution a considérablement impacté les comportements sociaux, les salariés agissant de moins en moins comme des collègues et de plus en plus comme des concurrents prêts à tout pour conserver un poste ou obtenir une solution de reclassement. Dans son livre Cannibales en costume, le sociologue David Courpasson constate qu’au-delà des discours convenus, la convivialité a disparu et que les entreprises ne voient plus s’exprimer qu’une « fausse solidarité » caractérisée par une terrible « frugalité des liens sociaux ». Il ajoute que le règne du chacun pour soi fait que, désormais, « l’équipe est un espace fragmenté en autant de micro-chances de s’en sortir mieux que les autres ». Cette invasion de l’individualisme fait réagir jusque dans les milieux ecclésiastiques puisque, dans sa lettre encyclique Dilexit nos, le pape François dénonce l’appauvrissement des relations humaines et « une mentalité dominante qui considère normal ou rationnel ce qui n’est rien d’autre que de l’égoïsme et de l’indifférence ».
Les méfiances et les peurs de déclassement n’expliquent cependant pas tout. Le fait est que, depuis maintenant plusieurs décennies, bon nombre de dirigeants ont cédé à la tentation d’imposer des procédures contraignantes, qui ont standardisé les activités, découragé l’esprit d’initiative, interdit toute forme d’autonomie et toute expression de créativité, ce qui est pourtant indispensable à l’innovation, à la création d’avantages concurrentiels et à l’épanouissement des salariés. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, le modèle organisationnel taylorien-fordiste a abouti à un encadrement très stricte des tâches. Il a durablement marqué la façon de travailler dans les usines comme dans les bureaux, dans les industries comme dans les services. Bien qu’elles aient été remises en question, notamment par le recours à des modèles alternatifs comme le lean manufacturing, la standardisation des tâches, la hiérarchisation entre ceux qui ont le droit de réfléchir et ceux qui doivent se contenter d’appliquer restent l’apanage de la majorité des organisations, ce que la contrainte de satisfaire aux exigences des normes ISO a d’ailleurs tragiquement amplifié. Dans une de ses conférences, le professeur Christian Monjou fustige les effets néfastes de la prééminence des process, qui entretient la siloïsation des activités, empêche les salariés d’interagir et transforme finalement l’entreprise en « une somme d’insularités juxtaposées ».
La désaffection pour le travail résulte également des effets dévastateurs des pratiques managériales les plus en vogue. Les communications doucereuses relayées par les codes de déontologie, la généralisation du tutoiement, le port de tenues casual, la signature d’accords collectifs prétendument destinés à améliorer la qualité de vie au travail ou à contribuer au développement durable ne servent souvent qu’à masquer l’opacité, la dureté et l’inhumanité des prises de décisions. Plutôt que de s’intéresser sincèrement aux métiers et aux contraintes de leurs subordonnés, des managers et des dirigeants s’attachent à faire actualiser d’interminables listes de key performance indicators et à les interpréter ensuite hâtivement pour stigmatiser ce qui est fait sur le terrain. David Courpasson assimile ces pratiques à un « cannibalisme bureaucratique » obéissant à « une idéologie de l’infériorisation des autres » en vue de marginaliser ceux qui agissent par amour du travail bien fait, dans une vision à long terme et qui n’acceptent pas béatement les exigences de changements toujours présentés comme inévitables. Un des corollaires de cette culture des chiffres est évidemment la disruption. L’application des préceptes néolibéraux au niveau microéconomique aboutit à une volonté obstinée et permanente de remettre en question les compétences en affirmant dogmatiquement et, souvent, stupidement qu’il s’agit de s’adapter ou mourir. David Courpasson regrette que les salariés se retrouvent alors dans une situation dans laquelle « le passé est stigmatisé comme l’argument des faibles, des résistants ou des malades de la tradition ».
Face à toutes ces évolutions, il est nécessaire de repenser le management et de rappeler qu’une entreprise ne peut pas progresser, ni même survivre si on se limite à l’assimiler à une entité économique exclusivement destinée à « faire du chiffre ». S’ils renoncent à un minimum d’intelligence anthropologique, s’ils ne permettent pas à leurs collaborateurs de travailler de façon plus autonome et dans une atmosphère plus authentiquement humaniste, managers et dirigeants ne réussiront pas à motiver, à redonner du sens et à faire adhérer à leurs stratégies.