Patrick Pouyanné, le Président Directeur Général de TotalEnergies, a récemment évoqué l’éventualité de transférer la cotation principale de son groupe à New-York. Pourquoi la plus grande entreprise française après LVMH en est-elle arrivée là ? Pourquoi l’Europe repousse quand les Etats-Unis attirent ?
Pourquoi TotalEnergies réfléchit à quitter la Bourse de Paris ?
Le dilemme de TotalEnergies n’est pas nouveau et a déjà été tranché par d’autres entreprises européennes en faveur des Etats-Unis. CRH, société irlandaise leader dans les matériaux de construction a choisi New-York comme place de cotation principale. Linde, leader mondial dans les gaz industriels, a aussi transféré sa cotation principale de Francfort à New-York.
Il y a au moins trois raisons qui légitiment la réflexion actuelle du conseil d’administration de TotalEnergies. La première est commune à la plupart des secteurs, les sociétés cotées aux Etats-Unis traitent régulièrement à une prime de valorisation par rapport à leurs concurrentes européennes. C’est aussi le cas pour le secteur pétrolier. Exxon et Chevron ont un ratio cours sur bénéfices de 12 fois contre 7 à 8 fois pour TotalEnergies, BP et Shell, soit une prime de 50%. Le conseil d’administration, nommé par les actionnaires, a pour obligation fiduciaire d’explorer cette piste de revalorisation de l’entreprise.
La deuxième raison découle de l’approche parfois dogmatique que l’Europe adopte vis-à-vis de la transition énergétique. Dans sa volonté d’être le meilleur élève de la lutte contre le réchauffement climatique, elle incite, dans ses discours comme dans ses lois, à bannir les énergies fossiles. Il serait plus utile d’entreprendre une démarche réaliste qui consiste à accepter que la transition sera lente, qu’elle nécessitera une juxtaposition des systèmes énergétiques anciens et nouveaux et qu’il faudra des décennies pour que l’on puisse définitivement se passer des énergies fossiles. La bonne stratégie consiste donc à accompagner les champions industriels nationaux qui se sont engagés à assurer la sécurité énergétique actuelle tout en préparant celle de demain. C’est exactement ce que fait TotalEnergies qui a les ingénieurs, le savoir-faire industriel et les moyens financiers de construire le système énergétique de demain. Pourtant l’entreprise reste parmi les plus critiquées en Europe par l’opinion publique, les personnalités politiques opportunistes mais aussi par la finance durable. Cette dernière, incarnée par la réglementation SFDR et des initiatives nationales comme le label ISR est trop manichéenne, elle souhaite qu’une entreprise soit « verte » où qu’elle ne le soit pas. TotalEnergies n’est ni l’une, ni l’autre et pourtant son rôle est primordial. C’est elle qui assure la transition de notre système énergétique et notre mutation vers un monde carbone neutre. Alors que ce statut de transition devrait être un paramètre clé d’une finance durable efficace, il est jusqu’à maintenant délaissé par l’ESG européen. En revanche, les Etats-Unis, plus pragmatiques, ont compris que les énergies fossiles ont de la valeur car elle sont le réservoir qui permettra de financer la transition. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que M. Pouyanné constate que les « actionnaires européens vendent ou maintiennent leur participation et que les actionnaires américains achètent ».
Ce phénomène, le poids grandissant des investisseurs anglo-saxons au capital de TotalEnergies, est la troisième raison qui pousse le conseil à s’interroger. Mais sur ce point, le diable est dans le détail. La montée au capital des américains est avant tout la conséquence d’un phénomène insidieux : l’essor inexorable de la gestion passive au détriment de la gestion active. Au niveau mondial, la gestion passive représente désormais 50% du capital des entreprises contre 22% en 2010. Elle est contrôlée par trois sociétés de gestion américaines, Blackrock, Vanguard et State Street, qui ont 75% de part de marché. Ces « nouveaux » actionnaires américains n’ont pas d’opinion sur le lieu de cotation de TotalEnergies ou sur sa valorisation en bourse puisqu’ils sont « passifs ». Néanmoins leur présence imposante se fait au détriment des actionnaires européens et légitime TotalEnergies dans sa réflexion. Ce constat reflète une triste réalité : plus la gestion passive progresse, plus nous perdons le contrôle de nos entreprises européennes et les régulateurs y semblent indifférents, puisqu’ils s’attachent à favoriser son essor en légiférant dans son sens, comme en témoigne l’initiative « value for money » en France.
La réflexion de TotalEnergies sur sa place principale de cotation est l’occasion de réfléchir à l’Europe que nous souhaitons. Il nous faut plus de pragmatisme et plus de « laisser-entreprendre ». Il nous faut privilégier les résultats et la vitesse d’exécution, il nous faut réguler pour protéger et non pour empêcher la conduite des affaires. C’est à ce prix que nous éviterons le syndrome du premier de la classe qui s’épanouit dans la théorie mais qui périt dans la pratique. Nous avons la volonté, les atouts, les compétences et les valeurs. Il nous manque juste le bon état d’esprit, mais sans lui le reste ne vaut rien.