L’entreprise peut-elle réussir là où le politique échoue ?
L’engouement pour l’entreprise à mission est tel qu’aujourd’hui 10 000 sociétés pourraient faire évoluer leurs statuts en ce sens d’ici 2025[1]. Malgré cet engouement, rien n’est moins sûr !
Il ne suffit pas de le décréter, pour qu’une contrainte se transforme en objet.
L’entreprise est originellement, historiquement, et par essence une entité économique. On peut lui imposer des règles, ou lui demander de s’en imposer elle-même, mais elle restera toujours une entité économique qui a pour but de faire du profit.
Si elle se désintéresse complètement de la question sociale et environnementale, on pourra sans doute en faire le reproche à ses dirigeants, mais les seuls reproches qui comptent vraiment pour les dirigeants sont ceux formulés par leurs conseils d’administration, autrement dit des reproches qui sont émis par ceux qui les mettent au pouvoir et peuvent tout aussi bien les démettre.
Or, ce reproche n’interviendra en réalité bien souvent que dans l’hypothèse où les résultats économiques ne suivent pas la courbe des résultats attendus et qu’on attribue par ailleurs cette faiblesse de résultats à l’absence de politique sociale, sociétale et environnementale. Autant dire que ces cas de figure resteront marginaux !
On peut même craindre par des effets de vases communicants que ne se mettent en place des mécaniques aux conséquences presque exactement contraire, car ce qu’on gagne sur le plan environnemental et social, il n’est pas complètement idiot de penser qu’on puisse le perdre sur le plan économique, et que pour cette raison certains dirigeants fassent un pas en avant puis trois pas en arrière.
Dans une économie libérale, toute contrainte supplémentaire freine les profits, réduit les marges... sauf bien sûr, ici, à ce que les consommateurs se tournent davantage vers les entreprises à mission que vers les autres entreprises, auquel cas une marge moins grande multipliée par un nombre de produits vendus plus importants peut être un bon calcul... Cependant, ce calcul théorique ne vaut qu’à partir du moment où il y aurait de bons et de mauvais élèves du côté des entreprises. Or, il est plus probable que les entreprises s’entendent spontanément pour limiter leurs contraintes plutôt que pour s’en ajouter de nouvelles.
Sans doute suis-je là un brin pessimiste, mais je le répète, il ne suffit pas de transférer le pouvoir de contraindre à celui à qui s’applique la contrainte pour que la contrainte n’en soit plus une... Une contrainte, qu’elle nous soit imposée ou qu’on se l’impose, reste une contrainte dès lors qu’elle freine, ralentit, empêche la poursuite de l’objectif qu’on s’est fixé.
Or, si les dirigeants ne sont pas tous des requins, surtout quand leurs salaires ne sont pas indexés sur les profits, leurs actionnaires « oui ». Passez-moi l’expression, mais il ne peut même pas en être autrement, puisque par définition un actionnaire est dans une logique de placement, et que l’objectif qu’il se fixe, c’est bien la fructification de son argent. C’est ce qu’induit de manière automatique, naturelle et incontestable la financiarisation de notre économie !
L’investisseur est même le plus souvent complètement détaché de l’entreprise dans laquelle il a placé son argent et avec laquelle il n’entretient finalement que très peu de liens. Dans la plupart des cas, il ne sait même rien ou pas grand-chose de son pilotage au quotidien, et sa seule attente ou la seule attente qui compte réellement pour lui, c’est de récupérer in fine plus que sa mise de départ.
L’investissement au capital d’une entreprise repose de ce point de vue sur un principe assez similaire à celui des jeux d’argent, avec certes quelques sécurités supplémentaires pour celui qui investit par rapport au parieur, laissant moins de place au hasard si on veut, mais la finalité reste bien la même.
Il est une exception dans le paysage économique aujourd’hui, c’est celle que constituent les entreprises de l’économie sociale et solidaire qui pour la très grande majorité n’ont pas de but lucratif et qui sont gouvernées au travers des statuts associatifs, coopératifs ou mutualistes.
Dans ces entreprises, la redistribution se fait en direction non pas du capital, mais des salariés ou du projet, on parle plus souvent de projet que d’objet dans ces entreprises-là, et leurs activités elles-mêmes sortent bien souvent du secteur marchand. Dans ce cas, rien ne s’oppose à ce que l’entreprise impacte positivement son environnement, et c’est même le cas le plus répandu dans l’économie sociale et solidaire avec des acteurs qui dans ce secteur sont pour la très grande majorité des militants dans l’âme.
Mais il y a malheureusement quelques limites à la généralisation de ce modèle
Certes, l’économie sociale et solidaire représente plus de 10% du PIB et près de 15% de l’emploi en France, c’est conséquent, mais c’est un modèle, s’il est vertueux, qui reste encore très largement minoritaire et dont il est difficile d’imaginer qu’il puisse se substituer au modèle sociétaire plus classique demain, notamment dans les secteurs où la levée de fonds est nécessaire pour investir et pour lesquels on n’a pas tellement d’autres solutions que de faire appel à des acteurs privés qui viennent au capital de l’entreprise et qui en attendent en retour une rémunération, des dividendes, donc des profits, une rentabilité...
Par ailleurs, une partie du secteur de l’économie sociale et solidaire vit de subventions locales, nationales ou européennes, et si ce n’est en rien un reproche à leur faire, c’est néanmoins une limite au développement de ces entreprises qui ont parfois du mal à trouver leur équilibre économique, ce qui les place sous perfusion, voire sous dépendance. On retrouve-là d’une certaine manière les défauts assez classiquement formulés à l’encontre de l’économie centralisée.
L’entreprise à mission est inspirée d’un modèle américain, le « business for good » En 2014, Hillary Clinton disait à ce propos : « Peu importe que les gens mentent quand ils s’engagent, l’important c’est qu’ils s’engagent, car après ils se sentent coincés par leurs propres paroles et du coup, ils finissent par faire ce qu’ils avaient dit ! »
Il y a peut-être un fond de vérité dans cette manière de penser mais si l’objectif qu’on se fixe est celui-là, je ne suis pas sûr qu’on fasse de notre planète un nouveau monde dès demain.
Aujourd’hui encore, aux USA comme en France, il faut se rendre à une certaine forme d’évidence, BUSINESS is BUSINESS.
[1] Estimation de l’observatoire des sociétés à mission