Lorsque la Russie envahit l’Ukraine, le 24 février 2022, les multinationales occidentales opérant en Russie réagirent rapidement à la crise. Certaines annoncèrent leur retrait immédiat de Russie – souvent à perte – d’autres réduisirent leurs importations ou leurs nouveaux investissements.
Entreprises françaises en Russie : pourquoi rester ?
Des entreprises comme Renault, Schneider Electric ou Total Energies ont quitté la Russie de façon effective. Mais presque deux ans plus tard, pendant que le conflit est à un tournant majeur, la majorité des entreprises françaises implantées en Russie le sont toujours malgré les restrictions et les sanctions économiques. Pourquoi ?
Etat des lieux des multinationales françaises basées en Russie en décembre 2023
Le KSE Institute répertorie les entreprises qui restent en Russie, partent ou sont indécises, via son site Leave Russia. On peut ainsi apprendre que sur les 168 multinationales françaises opérant en Russie avant le conflit, seulement 11% d’entre elles ont définitivement quitté le territoire, 12% sont en voie de retrait, 13% ont suspendu leurs activités tout en maintenant l’option d’une réouverture, 11% ont réduit certaines activités tout en continuant les autres, 5% ont juste mis en pause leurs investissements, et 48% – c’est-à-dire une grande majorité – continuent leurs activités comme auparavant. Ainsi, pour résumer, 23% des entreprises sont parties ou sont en voie de retrait, 13% ont suspendu leurs activités et 64% poursuivent leurs opérations ou s’adaptent à leur nouvel environnement. D’après Yale, parmi les secteurs représentatifs du maintien des activités en Russie, nous trouvons : l’industrie, les biens de consommation, la santé et les utilities (électricité, gaz, eau). Les entreprises qui partent ou sont enclines à partir sont majoritairement dans les ONG, la communication, les télécom, l’immobilier, le consulting/marketing et la finance.
Pourquoi rester ? Le dilemme des entreprises.
D’un côté, il y a la pression politique et populaire venue de l’ouest exigeant que « les entreprises françaises doivent quitter le marché russe et cesser d'être les sponsors de la machine de guerre de la Russie » (Zelensky, le 23/03/2022). De l’autre, tout est fait pour décourager le retrait. Ces entreprises nagent donc entre deux eaux. D’une part, quitter la Russie s’avère être une tâche coûteuse, longue et complexe. D’autre part, les entreprises considèrent que le processus de désinvestissement ou de désengagement est contraire à leurs intérêts. Les raisons de rester – notamment exprimées par les sociétés dans leurs publications – peuvent être classées en trois catégories. Certaines peuvent générer des questions sur l’éthique des affaires en temps de guerre.
La première est économique. La Russie représente un marché intérieur important avec une population de plus de 140 millions d'habitants. Certaines entreprises peuvent considérer que les opportunités commerciales et la demande intérieure compensent les risques associés à la guerre. D’après le Fonds Monétaire International (FMI), la croissance annuelle pour 2023 en Russie est prévue à 2,2% contre 1% en France. Cela pourrait expliquer pourquoi une bonne partie des sociétés font « l’autruche » et jouent la montre. LVMH, par exemple, annonçait en mars 2022 avoir fermé ses 124 boutiques de façon temporaire… mais que ses activités en Russie n’étaient confrontées qu’à un impact économique “très faible”, les ventes passant par d’autres canaux. Quitter la Russie signifie aussi faire une croix sur des investissements déjà engagés. Investir des sommes importantes en Russie puis partir avec des milliards d’euros de perte est une décision difficile à prendre. Ces entreprises ne veulent pas abandonner leurs usines et des parts de marché à la Chine ou des concurrents des pays émergents. Par ailleurs, la Russie est riche en ressources naturelles, notamment en hydrocarbures, minéraux et métaux précieux. Les entreprises industrielles peuvent ainsi trouver avantageux de rester en Russie pour bénéficier de coûts de production relativement bas. Aussi, la main d’œuvre russe offre deux avantages. D’une part, elle est éduquée et qualifiée, notamment dans les domaines de l'ingénierie, de la technologie et de l'informatique. D’autre part, elle peut être à bas coût, comparée à la France.
La seconde raison est fiscale, voire politique. Pour empêcher les entreprises de partir, le gouvernement russe fait payer une taxe de sortie d’au moins 5% de leur valeur marchande. L'impôt peut doubler si ces actifs sont vendus avec une décote. Les Occidentaux ne sont donc autorisés à quitter la Russie qu'en s'acquittant de cette taxe ce qui les expose au risque de se voir reprocher le financement de l'État russe et de sa guerre en Ukraine. Cette situation crée un dilemme : rester dans le pays signifie être accusé de soutenir indirectement le Kremlin et son armée, tandis que partir revient à accepter de contribuer directement à son financement. De plus, l’Etat peut désapprouver le retrait, voire prendre le contrôle forcé des activités : c’est ce qu’il a fait avec les sociétés énergétiques finlandaise Fortum et allemande Uniper. À l’extrême opposé, il peut aussi offrir des avantages fiscaux pour attirer les investissements étrangers, notamment émergents, malgré les tensions géopolitiques.
Enfin, la troisième catégorie regroupe les raisons légale, sociale et humanitaire. Les entreprises qui maintiennent leurs activités en Russie ne veulent souvent pas casser des relations de long-terme vis-à-vis des salariés, fournisseurs et franchisés. En général, elles ne veulent pas abandonner leur personnel qui ne doit pas être tenu responsable des actions politiques du gouvernement. Cela été le cas de Leroy Merlin – premier plus gros chiffre d’affaires d’une multinationale en Russie avec près de 5 milliards de dollars – vis-à-vis de ses 45000 salariés (même si le groupe Adeo a fini par céder ses activités). Le « problème » est que les 123 462 employés travaillant pour des multinationales françaises sont obligées d’assister le Kremlin en cas de mobilisation. Enfin, les entreprises des secteurs de la santé ou de la grande distribution justifient leur décision de rester afin de ne pas aggraver la situation humanitaire et sanitaire. C’est le cas de Sanofi ou d’Auchan. Celui-ci se défend en offrant « des produits de consommation de bonne qualité à un prix accessible pour ainsi répondre aux besoins alimentaires essentiels des populations civiles, en période d’inflation » et en rappelant que « comme l’a rappelé le Président français Emmanuel Macron, nous ne sommes pas en guerre contre le peuple russe. »
Les entreprises parties étaient-elles en difficulté financière ?
Les entreprises sont plus susceptibles de fermer des filiales russes qui avaient des pertes et des marge faibles que celles qui avaient des profits et des marges fortes. C’est le résultat d’une étude réalisée par les chercheurs Simon Evenett (université de St Gallen) et Niccolo Pisani (IMD Business School). Ainsi, les entreprises qui ont fermé des filiales en Russie représentaient 15,3 % de la main-d'œuvre des multinationales occidentales pré-guerre, mais seulement 6,5 % des bénéfices. Plus spécifiquement, dans le secteur manufacturier, les filiales qui ont été vendues ou fermées étaient responsables de 18,6 % de la main-d'œuvre des opérations occidentales dans le secteur, mais seulement 2,2 % des bénéfices.
Eviter la faillite était justement l’argument majeur fourni par le D.G de Renault en mai 2022 : « Les usines ne produisent pas et brûlent du cash. Notre filiale aurait fait faillite dans de telles conditions économiques. Nous faisons un choix responsable envers nos 45 000 salariés en Russie ». La perte sèche s’est évaluée à $2.2B mais comme pour un nombre inconnu de multinationales dont Mc Donald’s, Renault garde une option de racheter la filiale. Ces potentiels faux-départs labellisés « définitifs » pourraient par ailleurs quelque peu fausser les statistiques.