C’est une chute historique pour une valeur boursière technologique. L’effondrement boursier, fin octobre 2023, du spécialiste français de la sécurisation des transactions bancaires, Worldline, après une panne géante, démontre que les perspectives d’une monnaie entièrement dématérialisée restent très incertaines. Dans le même temps, le cash fait encore — beaucoup — de résistance.
L’argent liquide fait plus que de la résistance
Une panne géante, des perturbations monstres, mais « pas de cyberattaque »
Le week-end du 22 octobre 2023, ce sont des centaines de consommateurs d’enseignes majeures qui ont dû laisser, dans l’Hexagone, leur caddie derrière eux sans pouvoir rentrer avec leurs courses. Carrefour, Monoprix ou encore Ikea : de très grands noms ont été touchés par une subite panne informatique, perturbant pendant près d’une heure l’acceptation des cartes bancaires de tous les réseaux clients de Worldline, une fintech française, fer-de-lance de la sécurisation des paiements et des transactions et un des leaders mondiaux du domaine.
Du côté de Worldline, le groupe se veut rassurant et s’est borné à mentionner « certaines perturbations (…) résolues par les équipes du groupe ». Pour les enseignes touchées, en revanche, la gêne, certes ponctuelle, a malgré tout été prononcée : des milliers de lots ont été replacés dans les rayons, voire jetés du fait d’une rupture de la chaîne du froid. L’incident n’a pas non plus empêché le groupe de se faire rapidement sanctionner par les marchés. « Si l’impact financier est a priori minime, cette panne fait une mauvaise publicité à Worldline alors que le titre a subi un violent derating depuis 18 à 24 mois »a analysé, dans la foulée, le cabinet Invest Securities, alors que le groupe perdait 5 % de sa valeur le lundi 23 octobre dernier.
Un coup rude pour la fintech, déjà fragilisée par un environnement macroéconomique international actuellement défavorable aux valeurs technologiques, qui subissent de plein fouet la hausse des taux directeurs. Pas de croissance infinie donc, pour les géants des solutions de sécurisation des paiements, qui font en plus face à un retour en force de l’argent liquide. En effet, le repli du recours à la monnaie fiduciaire après la crise sanitaire, n’a été finalement que conjoncturel.
En Suède, des lois en faveur de l’argent liquide
La tendance à la disparation de l’argent liquide semble en effet se résorber. Depuis déjà plusieurs années. Même la Suède, qui s’était imposée comme le pays-pilote de la disparition du cash, revient en arrière. En 2020, le pays a obligé les commerces à accepter l’argent liquide, qui ne représentait, en 2016, plus que 15 % des paiements. Un an avant, en novembre 2019, une loi obligeant les banques à mettre du cash à disposition des populations a été votée. « Le paiement électronique présente beaucoup d’avantages, mais on doit aussi pouvoir utiliser le cash. Les personnes âgées, les handicapés, ceux qui viennent d’arriver en Suède doivent pouvoir payer en liquide », expliquait ainsi au journal suisse Le Temps l’ancien ministre des Marchés financierss Per Bolund.
En France aussi, l’argent liquide revient par la grande porte. Si le nombre de distributeurs automatiques de billets semble en effet diminuer, leur nombre absolu stagne, voire augmente avec le phénomène de mutualisation des DAB entre grandes institutions bancaires pour rationaliser les coûts. Le phénomène est même, en valeur relative, en puissante augmentation, compte tenu de la transposition de la directive cash back en 2019, qui permet à tous les commerçants qui le souhaitent de rendre de la monnaie papier après un paiement par carte bancaire, permettant ainsi un meilleur accès au cash dans les zones enclavées. Signe de cette tendance, le marché des points de paiement en espèces prend même de l’ampleur, avec le lancement, au début de l’année 2021, de la solution « Point Cash Service » par la Brink’s. Elle permet le paiement en liquide de produits ou services achetés en ligne auprès d’un réseau de partenaires.
Vie privée, lien social : l’argent liquide conserve la côte
Les espèces ont donc toujours la côte malgré la limitation des montants, qui interdisent les paiements en cash au-delà de 1 000 euros. Et notamment chez les plus jeunes, attirés par les perspectives de confidentialité liées à l’argent liquide et la certitude de ne pas être ciblés a posteriori par des campagnes en ligne de promotion et de marketing. En 2021, un sondage IFOP pour Monnaie de Paris affirmait que 91 % des Français plébiscitaient la petite monnaie de façon régulière, et 70 % quotidiennement. « Les Français sont attachés au respect de la vie privée, et sont conscients que seul le paiement en espèces reste totalement confidentiel et sans commission. Une liberté essentielle à leurs yeux », souligne ainsi Patrice Galiana, directeur de pôle chez IFOP, à l’origine de l’étude. Certains nouveaux moyens de paiement peinent même à convaincre, comme le smartphone, qui ne bénéficie de la confiance que de 8 % des Français.
Surtout, l’argent liquide reste aussi une solution « inclusive ». Pour les mal-voyants par exemple, qui bénéficient de dispositifs de type « braille » sur les billets ou encore les personnes non bancarisées. 80 % des sondés affirment ainsi qu’un monde à la monnaie dématérialisée serait ainsi un monde avec une solidarité en baisse.
En bref, si cette panne géante chez Wordline a pu démontrer que les systèmes de paiements dématérialisés étaient loin d’être totalement sûrs, elle prouve également que l’argent tout-numérique reste, pour le moment, une chimère. « Au-delà de son usage au quotidien, l’argent liquide continue à jouer un rôle dans notre société, pour la transmission entre générations, la pédagogie, et la solidarité », explique Marc Schwartz, PDG de Monnaie de Paris.