Liza Tobin, ancienne directrice du Conseil de sécurité nationale américain pour la Chine, est directrice principale en économie au sein du Special Competitive Studies Project. Warren Wilson, diplomate américain qui a exercé en Chine et en Ukraine, a été directeur en économie au sein du SCSP. Connor Martin a été adjoint de recherche et d’analyse au sein du SCSP.
Télécommunications : Remporter la course des réseaux de pointe
Aucun secteur n’illustre davantage l’ingéniosité des États-Unis que celui des télécommunications. Télégraphe, téléphone, Internet et téléphones mobiles ont tous été développés et commercialisés par des innovateurs américains. Aujourd’hui, la dernière génération de réseaux de télécom, incluant technologies 5G et 6G, associée à la révolution de l’intelligence artificielle, soutient des capacités encore plus puissantes.
Il en résulte une convergence rapide des domaines physique et numérique, susceptible de produire d’immenses bienfaits économiques. Demain, les usines recourant à la 5G pourraient enregistrer des gains de productivité de 20 à 30 %, de même que le développement de l’automatisation industrielle, sous la forme de robots intelligents, pourrait conférer davantage d’efficacité aux travailleurs. Les villes intelligentes pourraient tirer parti de capteurs connectés au cloud ainsi que de capacités d’IA pour rediriger le flux de trafic et optimiser les réseaux énergétiques, ainsi que pour réaliser des économies et réduire les émissions de dioxyde de carbone. Il est prévu que le déploiement de la 5G contribue à hauteur de 1 700 milliards $ au PIB des États-Unis au cours de la prochaine décennie, et qu’il soutienne environ 13 200 milliards $ de production économique mondiale d’ici 2035.
Les États-Unis ont néanmoins failli laisser ces opportunités leur échapper, avec des conséquences potentiellement désastreuses pour la sécurité nationale et la prospérité du pays. Dans le cadre d’une stratégie visant à renverser par la force l’ordre mondial fondé sur des règles, la Chine a tenté d’user de ses sociétés étatiques Huawei et ZTE pour dominer l’infrastructure des réseaux de nouvelle génération. Plusieurs erreurs américaines ont contribué à permettre à la Chine de faire la course en tête en matière de production et d’exportation d’équipements de réseau, rendant ainsi les États-Unis et d’autres pays vulnérables à une coercition économique ainsi qu’à des menaces pour leurs données sensibles et infrastructures essentielles.
Ayant pris conscience du danger, les États-Unis ont adopté des mesures visant à remédier à ces vulnérabilités, par exemple en imposant une interdiction sur les nouveaux équipements de télécom appuyés par la Chine. Seulement voilà, ceux d’entre nous qui ont exerçaient au gouvernement lorsque Huawei a émergé jusqu’à devenir le plus grand producteur mondial d’équipements de télécom n’ont rien eu à proposer lorsque les pays partenaires les ont interrogés sur la possibilité d’une alternative américaine exportable et de bout en bout.
Plus alarmant encore, les ambitions de la Chine s’étendent vers d’autres segments sur lesquels l’Amérique demeure compétitive. Si les États-Unis restent leader mondial dans la production de câbles de fibre optique, au travers d’entreprises telles que Corning, la Chine est en avance en termes de part de câbles de fibre optique dans son mix haut débit (95% contre 16%), ainsi que de part dans les exportations mondiales (28 % contre 14,4 %). Dans le domaine des câbles sous-marins, la Chine développe agressivement sa part de marché au travers d’entreprises telles que HMN Tech, défiant ainsi des sociétés américaines telles que SubCom.
La Chine rivalise également dans le domaine des satellites – secteur conduit par les États-Unis, qui ont récemment lancé leur stratégie nationale de recherche et développement en matière d’orbite terrestre basse – et qualifie l’Internet satellite de « nouvelle infrastructure » nationale, avec pour projet de lancer environ 13 000 satellites en orbite terrestre basse d’ici 2035. Dans le secteur du cloud computing – qui représente 544 milliards $ au niveau mondial, et qui est également dominé par des sociétés américaines – les géants technologiques chinois tels que Huawei, Alibaba et Tencent réalisent des percées en Asie, en Amérique latine et en Afrique.
Bien qu’ils aient sonné l’alerte autour des entreprises chinoises, les dirigeants politiques américains n’ont pas formulé de stratégie de développement et de déploiement des réseaux de nouvelle génération. Par opposition, la Chine applique une stratégie complète visant à moderniser son infrastructure numérique ainsi qu’à exploiter le plein potentiel de l’économie des données. Tout aussi inquiétant, pour la première fois depuis 30 ans, le Congrès a échoué à renouveler au mois de mars l’autorité de la Federal Communications Commission (FCC) de vendre aux enchères le spectre des radiofréquences au secteur privé, gelant ainsi l’accès à une ressource de plus en plus rare, essentielle au lancement et au développement à grande échelle des réseaux de pointe.
Pour permettre au leadership américain de se réaffirmer, le Special Competitive Studies Project a élaboré un Plan d’action en quatre étapes pour un leadership des États-Unis en matière de réseaux de pointe.
Premièrement, les dirigeants américains doivent fixer d’ambitieux objectifs (de type « premier pas sur la Lune ») afin de guider le monde vers le développement et le déploiement de la technologie des réseaux de pointe. L’objectif le plus essentiel doit résider dans une connectivité intégrale et interopérable. La puissance des réseaux dépendant du nombre de nœuds connectés à ceux-ci, les efforts de construction d’infrastructures doivent se concentrer sur la fourniture d’une portée et d’une connectivité les plus larges possibles. Cela signifie relier différentes pièces avec pour objectif d’éviter les « zones mortes », et soutenir les applications dans les différents secteurs.
Il est également nécessaire que les États-Unis se démarquent en matière de réseaux optiques en espace libre – communications laser sans fil potentiellement plus rapides et plus sécurisées que les transmissions radio – et qu’ils remportent la course de la 6G. Les États-Unis peuvent atteindre ce deuxième objectif en tirant parti des réseaux Open RAN, qui permettent aux réseaux mobiles de fonctionner sur la base de combinaisons coordonnées équipements-logiciels, plutôt que de solutions RAN nécessitant d’acquérir la solution complète auprès d’un fournisseur unique.
Deuxièmement, le gouvernement doit bâtir des chaînes d'approvisionnement domestiques plus solides concernant les composants de réseau, en proposant des incitations financières significatives pour développer et mettre à l’échelle la production, ainsi qu’en procédant au « friend-shoring » des pièces ne pouvant être approvisionnées localement.
Troisièmement, la stratégie américaine doit dynamiser la demande en réseaux de pointe, en créant des incitations financières pour soutenir le développement d’applications d’IA destinées à l’amélioration de la productivité. Les plateformes d’essai de faible envergure que finance l’État, de type « 5G Innovation Zone », ne sont pas suffisantes.
La mise en œuvre d’une Opération Warp Speed pour les applications 5G – comparable au programme de vaccins contre le COVID-19 – permettrait davantage de promouvoir une avance de précurseur dans les secteurs stratégiques de l’industrie et de la sécurité, via l’achat de garanties et d’approvisionnements. Autoriser de nouveau la FCC à vendre aux enchères les spectre des radiofréquences contribuerait également à l’innovation, tout comme le fait de réintroduire et d’appliquer le Spectrum Innovation Act, qui appelle à rendre le spectre des fréquences intermédiaires – idéal pour les réseaux et applications 5G – largement disponible pour le secteur privé.
Enfin, les États-Unis doivent travailler aux côtés de leurs alliés et partenaires afin de façonner les réseaux internationaux. Pour parvenir à exporter des alternatives aux équipements chinois de réseau 5G, et pour concurrencer la Chine au sein des pays en voie de développement, l’Amérique doit investir dans sa propre stratégie de réseaux, et tirer parti des technologies qu’elle domine encore, telles que les satellites, la fibre optique et le cloud computing.
Il serait judicieux de la part des États-Unis de grouper plusieurs technologies dans leurs exportations d’infrastructures numériques et leurs programmes d’investissement : un accélérateur des exportations technologiques mondiales pourrait faire office de guichet unique pour les acheteurs étrangers. Pour que cela puisse fonctionner, les États-Unis doivent travailler en étroite collaboration avec leurs partenaires afin de développer une vision commune des normes technologiques, au travers à la fois de mécanismes existants, tels que le Quad ainsi que le Conseil du commerce et des technologies UE-États-Unis, et d’un nouveau « Groupe de la 6G » rassemblant des gouvernements partageant les mêmes points de vue.
La compétition techno-économique déterminera l’avenir, et les réseaux constituent un champ de bataille crucial. Les entités publiques et privées aux États-Unis, aux côtés des alliés et partenaires du pays, doivent bâtir et appliquer une vision pour ce secteur essentiel, afin de promouvoir la compétitivité, la sécurité et la prospérité à long terme. Sans leadership américain, la Chine est vouée à fixer les modalités de la fusion des univers numérique et physique.
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