Remplacer le gaz russe sera l’un des défis les plus importants pour le Vieux Continent ces prochaines années. Malgré un scénario « catastrophe » évité de peu l’an passé, l’Europe va devoir sécuriser son approvisionnement en gaz à terme si elle veut maintenir sa croissance et ses entreprises à flot.
Gaz : l’Europe ne pourra pas vivre à flux tendu chaque hiver
Si l’Europe est parvenue à « passer l’hiver » grâce, notamment, à la baisse de consommation des ménages et des industries, l’hiver 2022 – 2023 n’était qu’un avant-goût des problèmes énergétiques auxquels sera confronté le Vieux Continent ces prochaines années.
Avec l’arrêt annoncé de toute importation de gaz russe, une relance de la demande asiatique en gaz, des conditions climatiques incertaines et une hausse des prix, la question risque en réalité de se poser chaque hiver. Une problématique qui renforce la nécessité de développer partenariats internationaux et alternatives pour assurer l’indépendance et la souveraineté énergétiques du continent.
En 2022 – 2023, l’Europe et la France ont échappé au pire
« Ecowatt » : c’est le nom du dispositif mis en place par RTE et l’Ademe en 2020, sorte de « météo électrique » du pays, qui indique, grâce à un système d’alerte, les tensions sur le réseau. En novembre dernier, le recours à un tel outil apparaissait élevé pour le mois de janvier 2023, de l’aveu même de RTE. Avec une disponibilité du parc nucléaire à 65 % seulement (40 GW) et, sans aucune certitude concernant la météo à venir (un climat froid et sec aurait davantage mis à l’épreuve nos installations électriques), RTE se préparait déjà à l’organisation de « coupures électriques organisées ».
Pour répondre à ces incertitudes, les pouvoirs publics avaient fortement incité les ménages et les entreprises à réduire leur consommation électrique. Un plan qui a fonctionné : dans son bilan de l’hiver 2022 – 2023, RTE fait savoir que « la diminution brute de la consommation a été très significative sur la période d’octobre à février », avec environ 9 % de baisse (20 TWh) par rapport à un hiver aux normales de saison. La météo, clémente, a contribué à une baisse de la consommation de l’ordre de 7 TWh.
Ces deux raisons expliquent en partie l’absence de coupure ou de signaux EcoWatt concernant la France. À l’échelle européenne, la coopération entre États membres et l’augmentation des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) ont également permis de réduire les risques. En revanche, ni l’Europe ni la France ne sont réellement tirées d’affaire à terme, car la situation risque d’être bien différente dès cette année.
Hiver 2023 – 2024 : la concurrence asiatique va changer la donne
Dès novembre dernier, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) alertait l’Europe concernant une potentielle pénurie de gaz pour l’hiver 2023 – 2024. Dans son rapport, l’AIE émettait l’hypothèse d’une carence de l’ordre de 30 milliards m3. En effet, par rapport à l’année dernière, la situation sera radicalement différente. Tout d’abord, les livraisons de gaz russe au premier semestre 2022 étaient certes peu importantes (60 milliards m3 contre 155 en 2021), mais ont permis de remplir, en partie, les réserves européennes. Or ces livraisons seront négligeables, voire inexistantes, cette année.
Par ailleurs, la demande de la Chine en gaz et en GNL était très faible l’année dernière par rapport à 2021, mais « pourrait bien se remettre des niveaux inhabituellement bas observés en 2022 » dès cette année, comme le fait remarquer l’AIE. Énorme consommateur de GNL, la Chine va constituer le principal concurrent du Vieux Continent sur le marché mondial du gaz. En effet, si les capacités de production de GNL vont effectivement augmenter de l’ordre de 23 milliards m3 en 2023, en particulier grâce de nouveaux projets de liquéfaction aux Etats-Unis et en Afrique, celles-ci seront en grande partie absorbées par la Chine à elle seule.
Dans une interview parue en avril, le président d’Engie, Jean-Pierre Clamadieu, s’est néanmoins montré assez rassurant concernant la reconstitution de nos réserves de gaz, tout en posant immédiatement deux conditions : parvenir à « retrouver les économies d’énergie de l’hiver précédent et être très attentifs à l’accès au GNL ».
Kadri Simon, commissaire européenne à l’Énergie, a également évoqué début mai 2023 des « perspectives positives pour l’hiver prochain », mentionnant des « stocks à moitié plein », en bonne partie grâce au précédent hiver, qui s’est montré clément pour le continent et nos réserves de gaz. Un optimisme conjoncturel qui ne solutionne toutefois nullement les problématiques de long terme qu’affronte le continent : l’Europe ne pourra pas éternellement continuer à payer son gaz au prix fort.
Se passer du gaz russe, mais à quel prix ?
Pour remplir ses réserves de gaz l’année dernière, l’Europe est allée jusqu’à payer 345 €/MWh, un record absolu. Un tarif qui ne s’est pas forcément répercuté sur les ménages et les entreprises, grâce à un système de bouclier tarifaire.
Néanmoins, cette solution, de court terme, ne pourra pas être répétée tous les ans. « Les niveaux de prix connus en 2022 ont coûté des centaines de milliards d’euros au continent pour soutenir les particuliers et les entreprises via différents mécanismes d’aides », souligne Edouard Lotz, analyste énergies au sein du cabinet de conseil Omnegy. « Cet état de fait actuel n’est pas tenable dans la durée, car il pourrait profondément déstabiliser la zone euro et creuser la dette des États ».
Il en va de même pour les entreprises et le secteur industriel européens : ils ont certes accepté de « jouer le jeu » l’année dernière en réduisant leur consommation, mais à quel prix ? « Bien que l’Europe ait évité la récession, la production du secteur industriel à forte consommation d’énergie s’est considérablement contractée [l’année dernière] », explique Javier Blas, analyste pour Bloomberg. « Demandez à n’importe quel industriel européen et il vous dira que la crise n’est pas terminée pour lui ».
Un état de fait qui ne fait que souligner la nécessité de trouver des alternatives à court et long terme, qu’il s’agisse de l’énergie en général ou du gaz en particulier, irremplaçable dans de nombreux cas (chauffage dans certains pays et applications industrielles). Côté énergétique, la réouverture des centrales nucléaires françaises et l’utilisation prolongée des centrales à charbon allemandes (dont on connaît l'impact écologique désastreux…) vont en partie soulager le continent. Pour le reste, le salut viendra forcément du GNL. « En l’absence de flux russes importants, le gaz naturel liquéfié constituera nécessairement la pierre angulaire de l’équilibre entre l’offre et la demande sur le continent », fait remarquer Edouard Lotz. En effet, les gazoducs européens ayant une capacité limitée de 200 milliards m3, sachant que la consommation européenne annuelle est de 450 milliards m3, la flexibilité ne peut venir que du gaz sous forme liquide.
Le GNL, ressource-clé des prochaines années
L’Europe va devoir jouer des coudes sur le marché mondial du GNL. La Chine vient de signer un contrat de long terme (27 ans) avec le Qatar, un des plus gros producteurs de gaz naturel liquéfié au monde. L’Inde a également fait part de sa volonté de signer plusieurs contrats de long terme de GNL.
Sur le Vieux Continent, l’Allemagne a commencé à prendre les devants, avec un premier (petit) accord d’une durée de 15 ans avec le Qatar. Mais, en plus des gaz qatari et américain, bien d’autres pays, notamment africains, pourraient aider l’Europe dans sa quête en remplacement du gaz russe : l’Angola, la Mauritanie, le Nigéria, le Sénégal, la Tanzanie, l’Afrique du Sud, le Mozambique… Ce dernier, qui dispose de très importantes ressources de gaz (environ 5000 milliards m3), pourrait justement devenir un partenaire commercial de premier plan dans les années à venir. Le pays d’Afrique australe a déjà commencé à exporter ses premières cargaisons de GNL en novembre dernier, une « avancée significative » en direction de « la sécurité énergétique de l’Europe, notamment par la diversification croissante des approvisionnements », selon le PDG d’ENI, Claudio Descalzi. Pour l’heure, seule l’unité de liquéfaction offshore Coral Sul est en fonctionnement, avec une production estimée à 3,4 millions de tonnes de GNL par an. Mais, à terme, les capacités du Mozambique sont estimées à 13 Mtpa. Surtout, contrairement au gaz américain, le gaz mozambicain n’est pas un gaz de schiste — et son empreinte environnementale reste nettement inférieure à celles du pétrole ou du charbon notamment.
Pour le moment, l’Europe se fournit désormais principalement auprès de l’Afrique du Nord (Algérie, Libye), de la Norvège et des États-Unis. Avec la décision de Washington de nous fournir davantage de GNL, la combinaison de nos partenaires historiques et des nouveaux producteurs (Mozambique, Mauritanie, Sénégal…) devrait pouvoir nous assurer un flux stable pour les prochaines années. Mais l’Europe devra tout de même sérieusement réduire sa consommation d’énergie, et acter que l’ère du gaz abondant et peu cher est dorénavant résolue.