Avec l’aéronautique et l’agriculture, l’industrie de la Défense est le dernier bastion français qui limite le plongeon du commerce extérieur tricolore. Troisième exportateur mondial d’armements, la France talonne désormais la Russie, toujours loin derrière l’ogre américain. Mais de nouveaux concurrents menacent certaines parts de marché françaises.
Tout n’est pas aussi rose que le carnet de commandes de chez Dassault. Certes, dans sa globalité, l’industrie française de la Défense se porte bien : selon le SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), la France rivalise désormais avec la Russie qui recule sévèrement, payant là sa guerre désastreuse en Ukraine. Les chiffres du SIPRI sont flatteurs : la France représente aujourd’hui 11% des exportations mondiales derrière les États-Unis (40%) et la Russie (16%), mais loin devant la Chine (5,2%), l’Allemagne (4,2%), l’Italie (3,8%) et le Royaume-Uni (3,2%). Avec une hausse spectaculaire de +44% entre les périodes 2013-2017 et 2018-2022, le « made in France » cartonne. De plus, selon les douanes françaises, la balance commerciale de ce secteur reste largement excédentaire (+7,4 milliards d’euros en 2021, +4,2 milliards en 2022).
Des concurrents tous azimuts...
Oui, la France fait figure de très bon élève sur le marché mondial. Mais ces dernières années, ce sont surtout ses « best sellers » qui ont tiré ces chiffres vers le haut. Star de l’industrie française, le Rafale est choyé, grâce à des contrats mirobolants comme en 2021 avec celui de la vente de 80 unités aux Émirats arabes unis (EAU). L’année 2023 s’annonce même sous de meilleurs auspices que les années précédentes pour l’avionneur Dassault, selon La Tribune, avec 88 unités à l’export. Dans le Top20 des exportateurs, il y a donc ces poids lourds que l’on connaît tous, dont la France. Mais aussi de nouveaux acteurs comme la Corée du Sud (9e avec une progression de +74%), la Turquie (12e, +69%) ou l’Australie (15e, +64%). Si l’on met de côté les États-Unis – résolument hors catégorie –, les pays européens vont devoir faire attention à ne pas se reposer sur leurs lauriers. À commencer par la France qui pourrait se laisser griser par ses succès majeurs.
C’est donc sur d’autres niches que les entreprises françaises de l’industrie de l’armement vont désormais devoir focaliser leur attention. Car aux nouveaux venus comme la Corée et la Turquie s’ajoute un nouvel élément à l’équation : les marchés émergents. Si la France continue de tabler uniquement sur ses trois plus gros clients (Inde, Qatar, Égypte), elle risque de se laisser distancer sur des marchés de moindre importance, mais prometteurs, comme le Japon (+171% d’achats entre les périodes 2013-2017 et 2018-2022), le Koweït (+146%), Bahreïn (+380%) ou même la Norvège (+285%). Des marchés que ciblent des pays comme la Corée du Sud – qui vise à terme la 4e place mondiale des pays exportateurs –, avec des armements type obusiers automoteurs K-9. La Corée a d’ailleurs un appétit grandissant, venant même grignoter des parts de marché françaises en Arabie saoudite et en Égypte. Autre « petit » qui se rêve en grand : la Turquie, avec le désormais célèbre drone d’attaque Bayraktar TB2, vendu à l’Azerbaïdjan, à l’Ukraine ou encore au Mali, et, plus discrets, ses chars légers Kaplan MT ou ses hélicoptères d’attaque et de reconnaissance Atak qui trouvent acquéreurs aux Philippines ou en Indonésie.
... et d'abord en Europe
Évidemment, cette concurrence internationale est – si l’on peut dire – de « bonne guerre ». Avec 2240 milliards de dollars en 2022, l’enveloppe grandissante des dépenses en armements mondiales aiguise de nombreux appétits. Y compris chez les partenaires européens de la France, à l’heure où les 27 sont incapables de parler d’une seule voix concernant la fameuse défense européenne. À l’export, les entreprises françaises sont en effet très – trop ? – en concurrence avec leurs consœurs européennes, et surtout allemandes.
Avec 8,35 milliards d’euros de vente à l’étranger en 2022, Berlin a le vent en poupe. Et ce vent ne souffle pas nécessairement dans le sens des intérêts français, puisqu’une part des contrats en jeu peuvent être signés au détriment des parts de marché françaises. C’est notamment le cas pour les six sous-marins souhaités par l’Inde (5 milliards d’euros), ou encore, dossier d’actualité, les quelque 300 véhicules de combat d’infanterie en cours de négociation au Qatar. Ce pays du Golfe est d’ailleurs emblématique de l’agressivité commerciale allemande (ou de notre négligence en la matière), puisque les forces terrestres locales, après avoir été presqu’intégralement équipées par la France dans les années 80, sont passées au « hergestellt in Deutschland », tout aussi exhaustivement. Reste donc une dernière chance, celle de placer le VBCI de Nexter, face au Boxer de Krauss-Maffei Wegmann. Ce qui, comme dans bien des cas pour ces négociations hautement politiques, ne pourra se passer d’un peu d’entregent diplomatique de la part de l’exécutif.
Un succès dans ce dossier face à nos amis d’Outre-Rhin viendrait certainement redonner le sourire à un secteur échaudé par les incertitudes allemandes autour des projets de coopération militaire. Et les cas sont nombreux. Il s’agit par exemple du char franco-allemand MGCS qui a pris du retard, tandis que les Allemands viennent de proposer leur tout nouveau KF-51 Panther. Comme s’ils voulaient jouer sur les deux tableaux. Idem avec l’épineux dossier du système européen de défense antimissile de moyenne portée : l’Allemand Diehl a quitté le projet mené par le Français Thalès et le fabricant européen MBDA (à base française), pour mener son propre projet. Avec, comme objectif potentiel, d’exporter son propre système et donc de concurrencer le savoir-faire hexagonal. Dans ces dossiers, la France a beaucoup à perdre.
Mais l’Allemagne n’est pas le seul concurrent des constructeurs français. La Belgique par exemple, si elle n’arrive que 24e au classement mondial du SIPRI, se place de mieux en mieux à l’export (+212%) dans des segments certes de moindre sophistication, comme avec la nouvelle mitrailleuse FN Evolys conçue par FN Herstal. La Pologne est elle aussi en forte progression (19e mondial, +168%) – portée certes par la demande ukrainienne – avec en particulier son obusier automoteur Krab de 155mm. En résumé, sur les marchés extérieurs, la concurrence peut venir de toute part.
Des dossiers éminemment politiques
Pour Paris, il s’agit donc désormais de ne pas laisser s’échapper ces contrats dont les entreprises françaises sont dépendantes. Maintenir les exportations à un bon niveau n’est pas qu’une affaire de chiffres et de classement mondial : il s’agit aussi de maintenir en France des bassins d’emplois, des chaînes de production et des compétences technologiques de premier plan.
En mars dernier, devant la Commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale présidée par Thomas Gassilloud, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a souligné la volonté de l’État français de soutenir les entreprises françaises à l’export. « Il ne faut pas négliger les risques pour les entreprises, raison pour laquelle l’État leur doit de la visibilité ainsi de l’accompagnement à l’export, lequel assure l’équilibre de notre modèle d’armement. […] L’agilité et la vitesse sont aussi la clé de notre réussite à l’export. Les clients étrangers feront de plus en plus de la réactivité et de la maîtrise du calendrier ainsi que du prix une des conditions d’achat. Pourquoi les Polonais achètent-ils aux Coréens et non aux Américains ? Parce que l’industrie américaine livre trop lentement. Il faut prendre conscience de cet élément décisif pour la compétitivité de notre pays. » Mais posséder dans son catalogue les meilleurs éléments de l’industrie de Défense et les livrer rapidement ne suffit plus : rester compétitif sur les marchés extérieurs tient en effet à de nombreux facteurs, aussi bien techniques que diplomatiques. Les entreprises du secteur, elles, comptent bien évidemment sur le sommet de l’État et sur le travail des diplomates en coulisses – comme le conseiller spécial d’Emmanuel Macron pour le Proche-Orient Patrick Durel – pour faire pencher la balance en faveur du « made in France ».
Une analyse proposée par Louis Lecomte, ingénieur en R&D, secteur industriel dual