Dans un environnement géopolitique historiquement construit autour de deux blocs, et qui semble aujourd’hui se tourner vers un nouveau multilatéralisme, l’IA pourrait bien exacerber les rivalités et alimenter une nouvelle « guerre froide » entre deux puissances mondiales. De quoi reléguer l’Europe au second plan ?
L’Europe sera-t-elle le parent pauvre de l’IA ?
L’avènement fulgurant des IA génératives, dont GPT4 est le porte-drapeau, et les premières sanctions technologiques contre la Chine* démontrent que le monde a déjà dépassé le point de bascule.
L’intérêt des grandes puissances mondiales pour l’intelligence artificielle est pourtant ancien. Il débute avec les travaux du mathématicien et cryptoanalyste Alan Turing dans les années 50. Du déchiffrement du code secret de l’armée allemande Enigma à la mise au point du test de Turing qui détermine si une machine peut être considérée comme « intelligente », le Britannique a semé les graines et laissé entrevoir le potentiel de l’IA en matière de pouvoir et de technologie.
Fort de leur statut de puissance dominante de l’après-guerre, les États-Unis se sont hissés au sommet de la recherche en IA, soutenus par une politique gouvernementale proactive et un solide tissu industriel et universitaire. L’Europe et le Japon ont rapidement emboité le pas des États-Unis, sans pour autant parvenir à allouer des ressources financières et politiques équivalentes.
Au cours des années 2000, la course à l’IA a pris un nouveau tournant avec l’avènement du développement web et des nouvelles technologies. Mais le facteur premier de cette accélération est l’arrivée de nouveaux acteurs tels que la Corée du Sud, Israël et la Russie, avec en toile de fond des plans stratégiques d’État.
Cependant, qu’il s’agisse de l’Europe, le Japon ou les nouveaux venus, aucun n’est parvenu à rivaliser avec les États-Unis et la Chine, dont la montée économique s’est accompagnée d’une volonté de se positionner à l’avant-garde de l’IA.
IA : États-Unis et Chine, seuls en course
Dès 2017, la Chine a exprimé son souhait de devenir leader mondial dans le domaine des technologies de l’information. Aujourd’hui, avec les USA, elle domine l’IA de la tête et des épaules dominent l’IA de la tête et des épaules. À tel point que les entreprises chinoises doivent faire preuve d’imagination pour contourner les sanctions américaines, notamment sur la fourniture de puces A100 de Nvidia, indispensables pour développer leurs IA. L’objectif est simple à comprendre : ralentir, coûte que coûte, les entreprises chinoises.
Au-delà des nouvelles technologies, la Chine voit l’IA comme un moyen asymétrique de contrer la puissance économique et militaire américaine. Elle s’appuie sur la capacité de son pouvoir central à orienter l’économie et la recherche pour mettre en œuvre les orientations stratégiques du pays.
Si les Américains s’appuient sur les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) pour compenser la faiblesse relative d’investissements publics, la Chine dispose des BHATX (Baidu, Huawei, Alibaba, Tencent et Xiaomi) pour se maintenir à la pointe du développement de l’IA. Les entreprises et les stratégies des états se jouent désormais sur une carte géoéconomique et géopolitique.
Et l’Europe ?
Comment parvenir à monter dans le train ? Relever les défis de l’IA à l’échelle mondiale en incluant l’Europe, telle est la vision de la France en la matière. Face aux tensions sino-américaines sur les nouvelles technologies, nombre de pays européens ont pris conscience de l’importance cruciale d’unir leurs forces et de coopérer pour avancer ensemble dans le domaine de l’intelligence artificielle. Cette coalition lancée en 2016 et menée par les États-Unis (au travers de ses GAFAM) cherche à faciliter un échange ouvert d’idées et de connaissances entre les pays et les organisations, tout en mettant l’accent sur les aspects éthiques et les implications sociétales de l’IA. En d’autres termes, l’Europe se raccroche aux wagons occidentaux des États-Unis.
En pratique, cette collaboration se concrétise par plusieurs projets concrets, dont le Partenariat mondial sur l’intelligence artificielle (PMIA). Une initiative collaborative visant à rapprocher la théorie et la pratique de l’IA en soutenant la recherche avancée et les projets concrets dans le domaine. Fondé sur l’engagement partagé envers la « Recommandation de l’OCDE sur l’IA », le PMIA réunit des experts de divers secteurs, tels que la science, l’industrie, la société civile, les gouvernements, les organisations internationales et le milieu universitaire, pour encourager la coopération internationale. Le PMIA regroupe aussi bien des projets sur l’IA responsable que sur la gouvernance des données collectées.
Faute de participer à la course dans les meilleures équipes, l’Europe prend donc le parti de tenter d’assoir sa présence sur les réglementations et l’éthique. Une position qui pourrait lui coûter. La souveraineté nationale numérique en sera probablement le cheval de Troie, et l’Europe pourrait du coup être le parent pauvre de l’IA.
Au-delà de la géopolitique…
Dernier épisode de la saga IA, rappelons que dans une lettre ouverte plus d’un millier de chercheurs dans le domaine se sont récemment alarmés « d’une course incontrôlée pour développer et déployer des systèmes d’IA toujours plus puissants, que personne, pas même leurs créateurs, ne peut comprendre, prédire ou contrôler de manière fiable. » Ils réclament un moratoire d’urgence pour se poser et réfléchir sur les conséquences d’une telle perte de contrôle sur la civilisation.
« Nous appelons tous les laboratoires d’IA à suspendre immédiatement, pendant au moins six mois, la formation des systèmes d’IA plus puissants que GPT-4. » Il serait peut-être grand temps de relire Isaac Asimov.
* Fin août, les Américains avaient déjà interdit l’exportation de cartes graphiques (graphic processing units, ou GPU) les plus avancées de Nvidia et d’Advanced Micro Devices (AMD) vers la Chine, signalant un changement d’approche. Les GPU sont une clé les performances de l’IA artificielle.