Joschka Fischer – Vers un nouvel ordre international

Le président Poutine a-t-il réalisé ce qu’il faisait en ordonnant l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 ? Sa décision a marqué un tournant pour l’Europe. Pour la première fois après plus de 80 ans, une guerre d’ampleur éclatait sur le continent, ébranlant l’illusion de paix chère aux Européens avec autant de force que celle des bombes russes déversées depuis sur les villes et villages ukrainiens.

Joschka Fischer
Par Joschka Fischer Modifié le 5 mai 2023 à 8h53
Char Tank Guerre Ukraine Russie
1000 MILLIARDS $La guerre en Ukraine aurait déjà coûté 1000 milliards de dollars.

Poutine ne peut apparemment pas concevoir la Russie autrement qu'en tant que puissance mondiale autoritaire, armée, et crainte. Or parvenir à ce statut suppose l'hégémonie russe en Europe de l'Est - un retour à l'héritage impérial de la Russie tsariste et de l'Union soviétique. C'est pour cela que Poutine avait besoin de mettre la main sur l'Ukraine. Mais il a totalement sous-estimé la volonté des Ukrainiens de se battre et de mourir pour leur liberté et leur indépendance. Cette volonté, combinée à l'aide de l'OTAN et de l’Union européenne l'empêche de parvenir à cet objectif.

Trois jours après l'invasion, lors d'un discours prononcé devant le Parlement allemand, le chancelier allemand Olaf Scholz a bien exprimé ce qui se passait : "Nous vivons une époque charnière". Cela signifie que le monde d'après ne sera plus le même que celui d'avant". La guerre en Ukraine a un impact bien plus considérable que ce que la plupart des gens - y compris Scholz - pensaient il y a 13 mois.

Certes, la guerre porte avant tout sur la survie du peuple ukrainien et sur l'avenir de sa patrie, mais elle est aussi lourde de conséquences pour l'ordre international. La violence triomphera-t-elle du droit, ou reviendrons-nous à une paix durable fondée sur le droit et les traités ? Quelles sont les implications géopolitiques plus larges de la guerre ? L'invasion de l'Ukraine par la Russie constitue la première révision majeure de l'ordre mondial au 21° siècle, tandis que la Chine et la Russie forgent une alliance de plus en plus profonde (bien que non formalisée) pour défier les USA et la domination de l'Occident.

Cette lutte, une forme de retour à la Guerre froide, s'accompagne de deux changements mondiaux d'importance majeure : la numérisation croissante de toutes les sphères de la vie moderne, et la crise finale d'une société industrielle reposant sur les combustibles fossiles.

Par ailleurs, la guerre initiée par la Russie met en lumière la complexité croissante de la situation internationale. De grands pays émergents comme le Brésil, l'Inde et l'Afrique du Sud ont refusé de prendre une position claire, et il en est de même pour la plupart des pays du Golfe. Tous se comportent strictement en fonction de leurs intérêts nationaux. Evaluent ce nouveau conflit, ils y voient non seulement des avantages économiques (des livraisons de pétrole et de gaz à prix réduit en provenance de la Russie qui est visée par des sanctions), mais aussi l'occasion de renforcer leur propre position géopolitique et diplomatique.

Il ne fait aucun doute que "le Sud mondial" jouera un rôle majeur dans la lutte émergente pour la domination au 21° siècle – c'est déjà évident après 13 mois de guerre en Ukraine. Malheureusement, beaucoup de ces pays et régions se souviendront de l'attitude de l'Occident à leur égard (notamment des USA) dans un passé récent. Leur participation à la confrontation avec des puissances comme la Chine ne peut être présumée, il faudra la gagner.

Quoi qu'il en soit, au-delà de ceux qui sont directement touchés par la guerre, l'agression russe transformera l'Europe en profondeur. La guerre se déroule dans son voisinage immédiat, elle a été déclenchée par un régime autoritaire qui incarne des valeurs totalement opposées aux siennes. L'illusion de la paix ayant volé en éclats, l'Europe doit maintenant surmonter au plus vite ses divisions internes et son absence de défense. Elle doit devenir une puissance géopolitique capable de se défendre et de dissuader un agresseur potentiel, y compris par ses capacités nucléaires.

Ce ne sera pas facile, le chemin à parcourir est semé d'embûches. Que fera l'Europe si Trump ou un autre isolationniste américain est élu à la Maison Blanche l'année prochaine, et que par la suite la dirigeante de la droite nationaliste française, Marine Le Pen, accède à l'Élysée ? Ce scénario n'a rien d'improbable.

La Russie n'étant pas en mesure de vaincre l'Ukraine sur le champ de bataille, la guerre se terminera par des négociations difficiles. Quelle que soit l'issue, l'Europe vivra dans un monde différent, comme l'avait prévu Scholz. Elle devra s'adapter à l'existence d'une menace permanente venant de l'Est, qu'il s'agisse de Poutine ou de son successeur.

L'UE y gagnera en stabilité interne, mais son fondement même ne sera plus le même. La sécurité sera une préoccupation centrale dans l'avenir prévisible. Il faudra que l'Union se considère comme une puissance géopolitique et une communauté de défense en partenariat avec l'OTAN. Son identité ne pourra plus être en priorité celle d'une communauté économique, d'un marché unique ou d'une union douanière. Elle a déjà accepté d'examiner la demande d'adhésion de l'Ukraine – une décision dictée essentiellement par des considérations géopolitiques (comme ce fut le cas avec la Turquie et les Etats baltes).

L'ordre international est en pleine restructuration. Si tout se déroule suivant les canons traditionnels, tout le monde sera perdant. La coopération doit l'emporter si nous voulons parvenir à un ordre capable de répondre aux grands défis économiques, sécuritaires et climatiques du 21° siècle.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Joschka Fischer

Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l'Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été responsable des Verts allemands pendant près de 20 ans.

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2 commentaires on «Joschka Fischer – Vers un nouvel ordre international»

  • Franchement, quand on connaît le parcours militant maoïste, communiste, révolutionnaire de ce personnage, le voir ainsi retourner sa veste et embrasser la mondialisation, la soumission aux USA, à l’OTAN et à l’UE, il y a de quoi en rire s’il n’était aussi tragique que de tels individus aient pu obtenir des postes ministériels dont les décisions, lourdes de conséquences comme les bombardements contre la Yougoslavie, n’ont pas aidé les citoyens européens à adhérer aux pseudo valeurs de l’UE.
    De grâce, Herr Fischer, continuez à dispenser vos conférences sur la vacuité de vos convictions, payées à coups de milliers d’euros.

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  • Vous écrivez « Mais il a totalement sous-estimé la volonté des Ukrainiens de se battre et de mourir pour leur liberté et leur indépendance. », ce qui a été sous estimé (si tant est que ce conflit ne soit pas un conflit programmé voire organisé), c’est son aspect commercial de ventes d’armes. Souvenez-vous du trio vendeurs d’armes (Draghi, Macron, Johnson parti en train) et non chercheur de Paix.

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