La question est de savoir si l’intelligence artificielle peut stimuler la productivité, si les dernières avancées menacent l’emploi, et quels sont les secteurs qui capteront sa valeur et ceux qui subiront une transformation.
Quel sera l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi, l’industrie et la croissance ?
Les robots intelligents, dystopie ou réalité imminente ? L'avènement de l'intelligence artificielle (IA), une technologie qui permet aux machines d'effectuer des tâches nécessitant habituellement un cerveau humain, remonte aux années 1950. Mais le lancement du créateur de contenu ChatGPT en novembre 2022 a déclenché une avalanche de commentaires sur le pouvoir de transformation de l'IA et de l'apprentissage automatique (machine learning). Le 21 mars 2023, Google a lancé son chatbot doté d'IA, Bard. ChatGPT utilise des algorithmes de traitement du langage dits « génératifs » et fondés sur des « modèles de base » : à partir d'une gigantesque quantité de données, il apprend à créer de nouveaux textes et s’améliore au fil du temps. De nouveaux outils pourraient faire de même avec l’image, le son et la vidéo. Ces modèles avancés « d’apprentissage profond » (deep learning) offrent un énorme potentiel pour de nombreuses applications (y compris les robots), à l'heure même où notre société crée des masses de données exponentielles que les techniques informatiques traditionnelles peinent à assimiler et à exploiter. L'omniprésence des smartphones, des communications internet et des puces informatiques rapides, ainsi que la prolifération des caméras et des capteurs, devraient avoir un fort impact sur les applications liées à l'IA. La demande semble forte. Lancé il y a quatre mois seulement par une start-up, ChatGPT compte aujourd'hui plus de 100 millions d'utilisateurs actifs. Le cabinet d'études et d’analyses de marché IDC prévoit que les recettes mondiales découlant de l'IA – y compris les ventes de matériel informatique, de logiciels et de services – augmenteront de 19% par an d'ici 2026.
Des machines redoutables ?
Les applications fondées sur l'IA vont-elles priver les humains de leurs emplois – ou accroître les inégalités en mettant sur la touche les travailleurs non qualifiés ? La réaction antimondialisation actuelle nous rappelle que l'évolution de la structure de la main-d'œuvre peut avoir d'importantes conséquences politiques. Pourtant, le Massachusetts Institute of Technology a réalisé en 2022 une étude sur les entreprises manufacturières finlandaises qui a conclu que l’utilisation des technologies de pointe s’était traduite par une augmentation du nombre d’emplois. Les recherches menées par la banque centrale de Corée du Sud ont aussi indiqué que la robotisation n'avait pas entraîné de diminution du nombre total d'emplois vacants dans le secteur des services. Certes, de nombreux robots sont mécaniques et non dotés d'IA, et les applications liées à l’intelligence artificielle vont bien au-delà de la robotique. Cependant, l'une des caractéristiques notables de ces nouvelles applications, telles que ChatGPT, est qu'elles se concentrent sur des tâches qualifiées plutôt que répétitives, y compris une partie des tâches réalisées actuellement par des programmeurs, des universitaires, des juristes et des écrivains. La société pourrait se demander quels seront les avantages relatifs de l’humain si l'IA prend en charge ses capacités cognitives.
Cependant, les machines auront toujours besoin d'humains pour les programmer et pour vérifier l'exactitude, la fiabilité et l'impact de leur travail. Pour l'instant, les robots intelligents sont coûteux et peinent à accomplir les tâches humaines mêlant compétences cognitives et mouvements – même si de nouvelles avancées pourraient les rendre moins onéreuses et plus faciles à développer. Il est à noter que les craintes liées à la montée des inégalités pourraient être ressenties différemment à l'ère de l'IA, notamment dans les pays moins aptes à fournir l'infrastructure informatique nécessaire.
Garder confIAnce
Les nouvelles applications de l'IA déclencheront-elles un boom de la productivité, donnant ainsi un coup d’accélérateur aux économies occidentales ? Les robots dits intelligents pourraient se charger des emplois les plus dangereux ou les moins attrayants, travailler dans les centrales électriques, les zones de guerre, les laboratoires ou les abattoirs, empiler des étagères ou remplir des commandes, permettant ainsi aux humains d’accomplir des tâches plus gratifiantes sans pour autant rayer des emplois de la carte.
La contribution des technologies basées sur l'IA arrive peut-être à point nommé : les sociétés occidentales manquent de main-d'œuvre. Aux États-Unis et en Europe, le taux de chômage est proche de son plus bas niveau. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, de nombreuses personnes semblent avoir quitté définitivement le marché du travail. Le vieillissement de la population va encore accélérer ce phénomène : ce n'est pas une coïncidence si les pays où la pénétration des robots est actuellement la plus importante sont aussi ceux où le vieillissement est le plus rapide. La pression subie par les entreprises pour rapatrier leurs chaînes d'approvisionnement à proximité réduit leur capacité à embaucher de la main-d'œuvre bon marché partout où elle se trouve. En même temps, les nouvelles technologies sont nécessaires à la résolution de problèmes existentiels tels que la crise climatique et l'alimentation d'une population en croissance.
Il se peut que l'avènement de l'IA crée de nouveaux métiers. La demande pour des talents capables de développer des algorithmes d'IA complexes est déjà en hausse. Il est difficile de prédire l'impact des nouvelles technologies. Les voitures et les smartphones ont déclenché une vaste demande mondiale pour des produits que l’on n’imaginait pas jusqu'alors. Si l'IA permet d'automatiser davantage la production de vidéos et d'images, alors la consommation de jeux, de simulations de réalité virtuelle et d'autres médias visuels pourrait augmenter. L'IA peut aussi créer des marchés pour des produits et services inédits.
Création de valeur
Qui seront les gagnants de l'IA ? Les nouvelles technologies reposent sur une puissance de calcul accrue, ce qui est une bonne nouvelle pour les entreprises qui produisent le matériel informatique qui les sous-tend, connectivité, accélérateurs et composants de mémoire utilisés dans les centres de données, comme les fabricants de puces à semi-conducteurs de pointe. Le deuxième groupe d'entreprises susceptibles de récolter les fruits de cette évolution comprend les géants technologiques et les spécialistes en logiciels. Les nouvelles applications liées à l'IA nécessitent d'importants budgets pour la recherche et le développement, des quantités de données et des commentaires d’un grand nombre d’utilisateurs afin d’affiner leurs avancées.
Souvent, les progrès de l'IA sont rapidement traduits en technologies destinées au grand public, tels que des moteurs de recherche plus performants, des agents conversationnels, des outils de traduction ou des assistants virtuels et vocaux. Microsoft a investi 10 milliards de dollars dans OpenAI, le fabricant de ChatGPT, et utilisera ses modèles pour des produits destinés au grand public et aux entreprises. Les principaux rivaux de Microsoft travailleraient sur des technologies similaires. Meta Platforms, anciennement Facebook, a récemment déclaré que son plus important investissement consisterait à faire progresser l’IA et à l’intégrer dans tous ses produits. Début mars, Google et l'Université technique de Berlin ont dévoilé un robot IA capable d'effectuer des tâches complexes en combinant le langage, la vision et la réaction à son environnement. L’actuelle course à l'IA pourrait également se dérouler sur le plan géopolitique et opposer les géants américains et chinois dans le but de prendre le dessus sur ces nouvelles technologies cruciales. En attendant, les investisseurs espèrent que les progrès réalisés par les entreprises de petite capitalisation créeront également de la valeur : selon les estimations du fournisseur de données Pitchbook, les fonds affluant vers les start-up du secteur de l’IA soutenues par le capital-risque ont atteint 1,37 milliard d'USD en 2022, soit presque autant qu'au cours des cinq années précédentes réunies.
Personnalisation et gains de productivité
Au-delà de la technologie, les avancées de l'IA – si elles répondent aux attentes – auront sans doute des implications dans tous les secteurs. En effet, elles ont déjà un impact important dans deux domaines : elles améliorent l'expérience et la personnalisation des produits et services, et permettent aux entreprises de réaliser des gains d’efficience, souvent grâce à une meilleure modélisation des systèmes complexes. Prenons le premier domaine. Grâce à des systèmes de recommandation évolués, les grands médias ou les gestionnaires d'actifs ont accru leur habileté à cibler les programmes télévisuels et musicaux, ou les idées d'investissement pour leurs abonnés et clients. Les détaillants comprennent mieux les préférences des consommateurs, qu'il s'agisse de leurs goûts en matière de mode, ou de vêtements correspondant à leurs mensurations. La possibilité de rechercher des images et de recourir à des assistants virtuels améliore l'expérience d'achat en ligne.
Le deuxième domaine – les gains de productivité et d’efficacité – comprend de nombreuses applications. Les entreprises énergétiques utilisent des algorithmes d'apprentissage automatique pour interpréter les données sismiques dans le cadre de la recherche de nouveaux gisements de pétrole, et pour prédire le moment où les équipements mécaniques devront faire l’objet d’un entretien. Les banques peuvent modéliser la dynamique du crédit au sein de leurs populations de clients, afin de mieux prévoir les défauts de paiement. Les assureurs utilisent « l’informatique cognitive » pour évaluer les conséquences des sinistres et réduire les délais d’indemnisation. L'IA permet d’améliorer la gestion des chaînes d'approvisionnement, des stocks et de la facturation dans de nombreux secteurs.
Les entreprises du secteur de la santé offrent un aperçu particulièrement intéressant des nombreuses utilisations possibles de l'IA. Elles avaient pris du retard en matière de numérisation. Cependant, la masse de données issues des activités de soin, l'incidence croissante des maladies chroniques et la nécessité de développer rapidement des vaccins durant la pandémie de Covid-19 ont accéléré l'utilisation de l'apprentissage automatique. Aujourd'hui, chaque étape du cycle de vie des médicaments – depuis le choix des molécules à développer jusqu'à la commercialisation, en passant par la conception des essais cliniques – peut être améliorée. Les épidémiologistes recourent à l'apprentissage automatique pour modéliser les épidémies. Les dispositifs médicaux « intelligents » aident les diabétiques à surveiller leur taux de glycémie et les cliniciens à poser des diagnostics plus éclairés. En 2018, les autorités de réglementation américaines ont approuvé le premier système autonome issu de l’IA permettant de diagnostiquer la rétinopathie diabétique directement à partir des scanners des patients.
La prudence est de mise
Il est peut-être trop tôt pour dire si l'IA se traduira par une augmentation révolutionnaire de la productivité ou par une amélioration graduelle de la rentabilité des entreprises. Car elle fait face à un certain nombre de contraintes. Tout d'abord, l'utilisation généralisée des applications liées à l’IA se heurtera à un problème de puissance de calcul physique. Cela pourrait nécessiter un développement majeur de l'infrastructure informatique et des interactions entre les unités de traitement et la mémoire des ordinateurs. Deuxièmement, l'IA pourrait créer des problèmes réglementaires, juridiques et moraux que la société devra résoudre : violation des droits d'auteur et de la propriété intellectuelle, inquiétudes concernant la vie privée et l'utilisation des données personnelles, et renforcement des biais préjudiciables émanant des algorithmes. Une contrainte supplémentaire pourrait provenir de notre maîtrise des nouvelles technologies. Prenons l'exemple de la conduite autonome. Les systèmes avancés d'aide à la conduite (freinage automatique, maintien de la voiture dans sa voie) sont déjà omniprésents, mais pas les véhicules à conduite autonome. Les constructeurs avaient prédit leur lancement autour de 2017. Cependant, les problèmes liés à la réglementation et à l'utilisation de la technologie dans les scénarios imprévisibles – tels que la conduite aux heures de pointe à Bangkok, par exemple – ont repoussé la date de leur lancement à 2030 voire au-delà. Malgré l’attention médiatique dont l'IA a fait l'objet ces derniers mois, les cours des actions des géants technologiques ne reflètent pas encore l'enthousiasme suscité par une augmentation potentielle des bénéfices due à l'IA. La société devra encore attendre avant que les robots intelligents ne s’emparent des commandes.